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dure. Il vécut, l’espace d’un jour, sur l’espoir insensé d’une justice littéraire procurée par ce souteneur. Il rêva des polémiques inouïes, des envolées d’imprécations sublimes, toute la lyre vengeresse des ouragans réprobateurs ! Il lui dirait enfin tout ce qu’il avait sur le cœur, à cette immonde société, dont l’inacceptable ignominie le faisait rugir !…

En vain, Leverdier s’efforça de mettre sous les yeux de ce désespéré le danger palpable de trop espérer. Pour tempérer son enthousiasme, il lui rappela tout ce qu’ils savaient, l’un et l’autre, de Beauvivier, ses habitudes de trahison, les verrous, les triples barres, les cadenas, les serrureries compliquées de cette conscience dangereuse, environnée de chausse-trapes et d’oubliettes à engloutir des éléphants, pénétrable seulement par de rares chatières à guillotine où les téméraires les plus altiers ne pouvaient passer qu’en rampant…

— Sans doute, répondait-il, mais qui sait ? Je suis, peut-être, une bonne affaire aux yeux de cet homme. D’ailleurs, j’ai besoin d’espérer. Même en écartant toutes les considération d’ordre élevé, songe donc, mon ami, que ce serait du pain pour ma pauvre compagne et pour moi.

— Hélas ! dit l’autre, en l’accompagnant par les rues, je le désire, mais ce dîner m’inquiète un peu. Une drôle d’idée qu’il a eue, cet animal, de te fourrer le museau, du premier coup, dans l’auge à cochons ! Enfin, sois prudent, endure pour Véronique tout ce qui ne sera pas absolument insupportable, et sauve-toi de bonne heure. Tu me retrouveras au café.