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le désespéré

je devais me sentir fier d’avoir été sollicité par un homme de son mérite. Il faut en prendre son parti, voyez-vous ! Cet énergumène catholique est ingrat, mais pas vulgaire, et c’est assez pour qu’on en puisse jouir. Vous rappelez-vous ce fameux esclave des solennités triomphales de l’ancienne Rome, chargé de tempérer l’apothéose en insultant le triomphateur ? Tel est Marchenoir. Seulement, sa journée finie et sa hotte d’injures vidés, il s’en va tendre humblement la main pour l’amour de Dieu, à ceux-là mêmes qu’il vient d’inonder de ses outrages. Ne pensez-vous pas qu’il serait criminel de décourager cette industrie ?…

Dulaurier ayant expulsé ces choses, une brise de contentement passa sur son cœur. Il se replanta sous l’arcade un instable monocle que l’émotion du discours en avait fait tomber et, levant son verre, il regarda le docteur en homme qui va porter un toast à la Justice éternelle.

— Mais que voulez-vous donc que je fasse ? repartit Des Bois. Je ne peux pourtant pas le prendre chez moi avec son ail et ses perpétuelles fureurs !

— Assurément, mais ne pourriez-vous, une dernière fois, le secourir de quelque argent ? Il s’agit d’enterrer son père et le cas est grave, ainsi qu’il me l’écrit-lui-même, avec une légère nuance de menace, le pauvre garçon ! La pitié doit intervenir ici. Par malheur, je ne peux rien ou presque rien en ce moment, ma récente promotion m’ayant forcé à des dépenses infinies. Je ne veux pas vous le dissimuler, Des Bois, j’ai espéré vous attendrir sur ce malheureux. En toute autre circonstance, je ne vous eusse pas importuné de cette mince affaire. Vous me con-