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le désespéré

de sacrifier mes intérêts et mes devoirs d’homme du monde à un personnage de mauvaise compagnie qui finirait par me compromettre.

— Il a du talent, c’est bien dommage !

— Oui, mais quelle odieuse brutalité ! Si vous saviez le ton qu’il apportait ici ! Il paraissait ne faire aucune différence entre ma maison et une écurie qui eût été l’annexe d’un restaurant. Heureusement, je ne l’ai jamais reçu quand j’avais du monde. Il prenait à tâche de dire du mal de tous mes amis. Un jour, malgré mes précautions, il rencontra mon vieux camarade Ohnet, à qui il ne peut pardonner son succès. Eh bien ! il affecta de le considérer comme une épluchure. Vous conviendrez que ce n’est pas fort agréable pour moi. Croiriez-vous qu’il avait pris l’habitude de manger constamment de l’ail et qu’il empestait de cette infâme odeur mon appartement et jusqu’à mon cabinet de consultation ? Je me suis vu forcé de le consigner et je crois qu’il a fini par comprendre, car il a cessé de venir depuis deux ou trois mois.

— Il est malheureux. Il faut avoir pitié de lui. Tout mon spiritualisme est là, mon bon Des Bois. Il n’y a de divin que la pitié ! Je vois Marchenoir tel que vous le voyez vous-même et je pourrais faire les mêmes plaintes. Je lui ai bien souvent, et combien vainement, reproché son intolérance et son injustice ! Lui-même, il s’accuse d’avoir fait mourir son père de chagrin. Il ne m’a jamais répondu que par le mépris et l’injure. Une fois, ne s’est-il pas emporté jusqu’à me dire qu’il ne m’estimait pas assez pour me haïr ? Il est vrai que je lui avais rendu, moi aussi, quelques services, mais il m’a laissé entrevoir que