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le désespéré

Il s’habilla, mais sans enthousiasme. Sa journée allait être gâtée.

— J’avais bien besoin de ça ! Décidément, il n’y a de belles âmes que les mélancoliques et les tendres et ce Marchenoir est dur comme le diable… Caïn ! c’est la seule idée spirituelle que son père ait jamais eue, de le nommer ainsi. Mais, que faire ? Si je ne lui réponds pas, je m’en fais un ennemi, ce qui serait absurde et intolérable. J’ai pu le blâmer pour son fanatisme et ses violences, dont j’ai vainement essayé de lui démontrer l’injustice, surtout lorsqu’il s’est attaqué d’une façon si sauvage à ce pauvre Lécuyer, qu’il devrait pourtant épargner, ne fût-ce que par amitié pour moi ; je me suis vu forcé, à mon grand regret, de m’écarter de lui, à cause de son insupportable caractère, mais, enfin, je ne l’ai jamais attaqué, moi, j’ai même dit du bien de lui, au risque de me compromettre et je lui ai laissé voir assez clairement la pitié que m’inspirait sa situation. Il abuse aujourd’hui de ce sentiment… Dix ou quinze louis, il va bien ! C’est à peine si je gagne deux mille francs par mois, je ne peux pas aller tout nu !… D’un autre côté, si je lui réponds que je prends part à son chagrin, mais que je ne puis faire ce qu’il me demande, il ne manquera pas de m’accuser d’avarice. Tout est dangereux avec cet enragé. On est toujours trop bon, je l’ai dit bien souvent. Il faudrait pouvoir vivre dans la solitude, en compagnie d’âmes charmantes et incorporelles !… Quelle lassitude est la mienne !… Déjà dix heures et cinq cents lignes d’épreuves à corriger avant d’aller chez Des Bois qui m’attend à déjeuner !… Cette lettre m’exaspère !

Il s’assit devant le feu, ses épreuves à la main, et