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que le premier élan de sa colère pouvait porter dans un gouffre, s’il manquait sa proie. Leverdier, au contraire, frêle d’apparence, mais légèrement félin sous le cimier de ses cheveux crépus, et trempé, depuis son enfance, dans toutes les pratiques du sport, avait des ressources d’art qui en eussent fait un voltigeur auxiliaire des plus à craindre pour l’ennemi commun, si on se fût avisé de les attaquer. Et on devinait qu’il devait en être ainsi de leur coalition morale.

Le pauvre lynx, se voyant happé, essaya d’abord de baisser les yeux, mais, aussitôt, sa loyale et vaillante âme les lui fit ouvrir et les deux intimes plongèrent ainsi, l’un dans l’autre, quelques secondes.

— Eh bien, oui ! répondit-il, nerveusement, il y a une chose… sans nom. Tu as écrit une lettre insensée à Véronique et la pauvre fille s’est défigurée pour te dégoûter d’elle.

À cet énoncé inouï, Marchenoir tourna sur lui-même et s’éloignant obliquement, à la façon d’un aliéné, les deux bras croisés sur sa tête, se mit à exhaler des rauquements horribles qui n’étaient ni des sanglots ni des cris. Il sortit de lui des ondes de douleur, qui s’épandirent par la chambre et vinrent peser comme une montagne sur le tremblant Leverdier. Transpercé de compassion, mais impuissant, cet ami véritable se courba, et s’appuya le visage sur le marbre de la cheminée pour cacher ses pleurs.

Cette scène dura près d’un quart d’heure. Alors, les gémissements énormes s’arrêtèrent. Marchenoir s’approcha de la table et, prenant la bouteille de gin, remplit la moitié d’un verre qu’il vida d’un trait.

— Georges, dit-il ensuite, d’une voix extraordi-