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bitume de cette ville de damnation, où chaque rue lui rappelait une escale du pèlerinage aux enfers qui avait été sa vie.

Il sentit, avec toute la vigueur renouvelée de ses facultés impressionnelles, le despotisme de cette patrie. Il faut avoir vécu par l’âme et par l’esprit dans cet ombilic de l’intellectualité humaine, y avoir écorché vives ses illusions et ses espérances, et ensuite, avoir trouvé le moyen de garder un tronçon de cœur, pour comprendre la volupté d’inhalation de cette atmosphère empoisonnée par deux millions de poitrines, après une absence un peu prolongée. L’homme, naturellement esclave, se rebaigne, alors, avec délices, dans le cloaque cent fois maudit, et relèche, avec un attendrissement canin, les semelles cloutées qui se posèrent si souvent sur sa figure…

Marchenoir méprisait, haïssait Paris, et cependant, il ne concevait habitable aucune autre ville terrestre. C’est que l’indifférence de la multitude est un désert plus sûr que le désert même, pour ces cœurs altiers qu’offense la salissante sympathie des médiocres. Puis, sa double vie affective et intellectuelle avait réellement débuté dans ces amas d’épluchures, où des chiens, — probablement crevés, aujourd’hui, — s’étaient étonnés, naguères, de le voir picorer sa subsistance. Sa genèse morale avait commencé au milieu de ces balayeurs matutinaux et de ces voitures maraîchères qui descendent en furie vers les Halles, pour arriver à l’ouverture de la grande Gueule. Autrefois, quand s’achevait une de ces transperçantes nuits qui paraissaient avoir trois cent soixante heures, au vagabond sans linge et sans asile,