Page:Bloy - Le Désespéré.djvu/186

Cette page a été validée par deux contributeurs.

capable de justifier suffisamment leur apparition.

Marchenoir, installé dans un coin et demeuré presque seul vers la fin de la nuit, par un bonheur inespéré dont il rendit grâce à Dieu, allongea ses jambes sur la banquette implacable des troisièmes classes, mit son sac sous sa tête et essaya de dormir. Il avait froid aux os et froid au cœur. La lampe du wagon vacillait tristement dans son hublot et lui versait à cru sa morne clarté. À l’autre extrémité de cette cellule ou de ce cabanon roulant, un pauvre être, ayant dû appartenir à l’espèce humaine, un jeune idiot presque chauve, agitait sans relâche, avec des gloussements de bonheur, une espèce de boîte à lait dans laquelle on entendait grelotter des noisettes ou de petits cailloux, — pendant qu’une très vieille femme, qui ne grelottait pas moins, s’efforçait, en pleurant, de tempérer son allégresse, aussitôt qu’elle menaçait de devenir trop aiguë.

Le malheureux artiste ferma les yeux pour ne plus voir ce groupe, qui lui paraissait un raccourci de toute misère et qui le poignait d’une tristesse horrible. Mais il mourait de froid et le sommeil n’obéissait pas. Les choses du passé revinrent sur lui, plus lugubres que jamais. Cet affreux innocent lui représenta l’enfant qu’il avait perdu et il se vit, lui-même, par une monstrueuse association d’images et de souvenirs, dans cette aïeule, dont le vieux visage ruisselant lui rappelait tant de larmes, sans lesquelles il y avait fameusement longtemps qu’il serait mort. Le beau malheur, en vérité ! Ses réflexions devinrent si atroces qu’il laissa échapper un gémissement, à l’instant répercuté en éclat de jubilation par l’idiot que sa gardienne eut quelque peine à calmer.