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fille comme moi. Je vous aime trop pour jamais y consentir. Si vous avez le malheur de désirer la pourriture qui me sert de corps, je vais demander à Dieu qu’il vous guérisse ou qu’il vous délivre de moi.

Cela avait été dit avec une résolution si nette qu’il n’y avait pas à recommencer. À la réflexion, Marchenoir avait compris la sagesse héroïque de ce refus, et béni intérieurement la sainte fille pour cet acte de vertu qui le sauvait de tourments infinis.

Il ne se sentait pas épris à cette époque. Mais, maintenant, qu’allait-il faire ? Impossible d’épouser la femme qu’il aimait, impossible et hideux d’en faire sa maîtresse, impossible surtout de vivre sans elle. Aucun expédient, même très lointain, n’apparaissait. Continuer le concubinage postiche, en se condamnant au silence, où en prendrait-il la force ? Même en acceptant cette chape de flammes comme une pénitence, comme une expiation de tant de choses que sa conscience lui reprochait, c’était encore une absurdité de prétendre récolter la palme du martyre chrétien sur la margelle en biseau d’une citerne de désirs !

Il ne lui serait donc jamais accordé une halte, un repos assuré d’une seule heure, un oreiller de granit pour appuyer sa tête et vraiment dormir ! Et le moyen de travailler avec tout cela ? Car il ne pouvait se dispenser de donner son fruit, ce pommier de tristesse qui ne soutirait plus sa sève que du cœur des morts. Il faudrait, bientôt, comme auparavant, inventer d’écrire en retenant des deux mains plusieurs murailles toujours croulantes, reprendre et remâcher tous les vieux culots d’une misère sans issue, retraîner sempiternellement, avec des épaules en sang, la voiture à bras du déménagement de ses