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Les liens qui me tiennent encore peuvent se rompre. Le livre que je porte en moi, s’il est viable, pourrait naître ici, puisque vous êtes un ordre écrivant. Vous voyez combien je suis exposé à périr dans de vaines luttes, où il est presque impossible que je triomphe, combien je suis fatigué et recru de ma douloureuse voie. Mon âme, qui n’en peut plus, s’entrouvre comme un vaisseau criblé qui a trop longtemps tenu la mer… Ne pensez-vous pas que cette retraite imprévue est, peut-être, un coup de la Providence qui voulait, dès longtemps, me conduire et me fixer dans le Havre-de-Grâce de votre maison ?

— Mon cher ami, repartit le père devenu très grave, depuis l’heure de votre arrivée, j’attendais cette question. Elle vient assez tard pour que j’aie pu, en vous étudiant, me préparer à y répondre. En conscience et devant Dieu, dont j’ignore autant que vous les desseins, je ne vous crois pas appelé à partager notre vie, quant à présent, du moins. Vous avez quarante ans et vous êtes amoureux. Vous ne le voyez pas, vous ne le savez pas, mais il en est certainement ainsi et cela saute aux yeux. Votre ami pourrait vous le dire, s’il n’est pas aveugle. Je veux croire à la pureté de votre passion, mais cette circonstance est adventice et n’en change pas le caractère. Vous êtes tellement amoureux qu’en ce moment même, vous frémissez jusqu’au fond de l’âme.

Or, je le répète, vous avez quarante ans. Vous m’avez parlé de la valeur symbolique des nombres, étudiez un peu celui-là. La quarantième année est l’âge de l’irrévocable pour l’homme non condamné à un enfantillage éternel. Une pente va s’ouvrir sous vos pieds, j’ignore laquelle, mais, à mon jugement