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par son fracas sur l’immobile taciturnité de cette nature sommeillante. Mais, — à la manière d’une voix unique dans un lieu très solitaire, — cette clameur d’en bas, qui montait en se dissolvant dans l’espace, y était dévorée par ce silence dominateur et le faisait paraître plus profond encore et plus solennel.

Il se pencha pour regarder en rêvant cette eau folle et bondissante, qu’on appelle si improprement le Guiers-Mort, et dont la couleur, pareille au bleu de l’acier quand elle se précipite, ressemble à une moire verte ondulée d’écume, quand elle se recueille, en frémissant, dans une conque de rochers, pour un élan plus furieux et pour une chute plus irrémédiable.

Il se prit à songer à l’énorme durée de cette existence de torrent qui coule ainsi, pour la gloire de Dieu, depuis des milliers d’années, bien moins inutilement, sans doute, que beaucoup d’hommes qui n’ont certes pas sa beauté et qu’il a l’air de fuir en grondant, pour n’avoir pas à refléter leur image. Il se souvint que saint Bernard, saint François de Sales et combien d’autres, après saint Bruno, étaient venus en ce lieu ; que des pauvres ou des puissants, évadés du monde, avaient passé par là, pendant une moitié de l’histoire du christianisme, et qu’ils avaient dû être sollicités, comme lui-même, par cette figure, perpétuellement fuyante, de toutes les choses du siècle…

Une méditation de cette sorte et dans un tel endroit, est singulièrement puissante sur l’âme et recommandable aux ennuyés et aux tâtonnants de la vie. Marchenoir, aussi blessé et aussi saignant que puisse l’être un malheureux homme, sentit une dou-