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On pourrait croire, en effet, qu’elle tient dans ses bras un fantôme. Ce n’est plus le flibustier, le condottière terrible, le fascinateur à la bouche close qui faisait trembler. Tout cela est loin. Quelque chose de très puissant a dompté ce fauve. C’est la douleur, sans doute, une certaine douleur. Seulement il a fallu que ce breuvage, que ce philtre lui fût présenté par l’enchanteresse miséricordieuse dont il est devenu captif.

Au contraire de Clotilde, il a beaucoup vieilli, bien qu’il ait à peine quarante ans. Sa tête est devenue grise et ses yeux, épuisés par ses travaux d’enluminure, ont perdu cette fixité inquiétante qui les faisait ressembler à ceux d’un tigre. La face a gardé toute son énergie, mais s’est démasquée de cette raideur cruelle, tétanique, suggérant l’idée d’une âme garrottée par le désespoir.

— Rassure-toi, ma Clotilde, grâce à Dieu et à tes prières, je n’ai pas de nouveau sujet de peine, dit-il, d’une voix que ses anciens amis ne reconnaîtraient pas, tant elle est douce, et que brise, par moments, l’émoi de son cœur, lorsqu’il prononce le nom de sa femme.

Il la serre sur sa poitrine, comme un naufragé serre une épave que le brasillement de la Voie lactée rendrait lumineuse, et un peu après :

— En revenant de mes courses, j’ai été m’agenouiller à Saint-Pierre, puis j’ai visité nos tombes, et je sens que nous ne serons pas abandonnés, ajoute-t-il, regardant le pauvre gîte où ils vivent, on ne sait comment, depuis des mois. Car ils sont très malheureux.