Page:Block - Dictionnaire de l’administration française, tome 1.djvu/547

Cette page n’a pas encore été corrigée
531
CONFLIT, 11-14

plus de crédit et plus de moyens de favoriser ses créatures, l’ordre judiciaire a une tendance naturelle à s’en emparer, et chacun se souvient que, dans l’ancien régime, les parlements s’en étaient emparés en grande partie, et qu’ils étaient sans cesse en guerre à ce sujetavecle Gouvernement. Le Gouvernement avait cependant alors une défense, l’arme de la cassation, dont il est dépouillé aujourd’hui.

« L’Assemblée constituante, composée d’hommes qui avaient été témoins de ces débats, s’aperçut promptement que, si elle n’y portait pas remède, le pouvoir législatif lui-même serait anéanti car il n’aurait aucun moyen d’arrêter les autorités judiciaires, ni de les faire répondre de leurs actes. Quelque impartiale que puisse être la Cour de cassation, elle appartient à l’ordre judiciaire ; elle est composée des mêmes éléments, et, en matière d’attributions, elle a les mêmes intérêts ; enfin et surtout, il n’y a aucun moyen de réformer ses arrêts la disposition qui donnait au roi, sous la responsabilité de ses ministres, le droit de juger les conflits, était donc une conséquence mathématique de l’établissement du gouvernement représentatif. Admettons, en effet, une disposition contraire insensiblement les tribunaux jugeront les questions administratives, ils s’empareront’ de la police, ils entraveront le gouvernement, ils finiront par faire des lois par leurs arrêts. Sans cesse les ministres auront à dire qu’ils ne peuvent répondre d’opérations dans lesquelles leur action n’est pas libre ; et que pourra faire le Corps législatif

? il sera toujours muet devant des arrêts. Au 

contraire, que le Gouvernement abuse des conflits, qu’il enlève les citoyens à leurs juges naturels, qu’il intervertisse les juridictions, ses ministres peuvent, à chaque instant, être appelés à en répondre devant les Chambres. Il y a à l’abus de ce remède un autre remède toujours prêt.

« Ce n’est donc pas seulement la loi positive, c’est la raison, c’est la nature des choses qui veut que le jugement des conflits appartienne au Gouvernement. Qu’on le règle de manière à ne point choquer sans nécessité les tribunaux, à ne point traîner mal à propos les citoyens devant l’autorité administrative dans les matières judiciaires ; rien de plus juste, rien même de plus utile à la conservation d’une prérogative nécessaire mais transférer cette prérogative à un membre quelconque de l’ordre judiciaire, c’est renverser la constitution. »

11. Quelle que soit la force de ces considérations, nous ne saurions nous empêcher de penser que le souvenir des anciens parlements a peut-être trop influé sur l’esprit éminent qui les a produites et sur d’autres qui, sans être aussi éminents, les ont accueillies ou paraphrasées après lui. Sans doute, le principe de la séparation des pouvoirs administratif et judiciaire doit être maintenu ; mais nous croyons que les raisons sur lesquelles M. Cijvier fondait son opinion, n’ont pas aujourd’hui toute la force qu’elles auraient pu avoir avant 1789 et qu’elles auraient encore en présence d’un pouvoir judiciaire autrement constitué : nous croyons que ces raisons se réduisent (et c’est bien assez) à celles que fournit la nécessité de protéger l’indépendance légale du pouvoir administratif contre l’antagonisme de l’esprit judiciaire, contre la tendance inévitable qui porterait ce dernier à agrandir insensiblement son domaine, et contre les inconvénients que pourrait parfois entraîner une intelligence insuffisante des besoins administratifs, qui trop souvent ne sont bien compris par la magistrature que dans la haute sphère à laquelle appartient la Cour de cassation.

12. Quoi qu’il en soit, c’est des travaux de cette commission qu’est sortie l’ordonnance du ler juin 1828. Destinée à satisfaire aux réclamations qu’avait fait naître l’usage excessif du conflit, rédigée en présence et sous l’empire d’une réaction quelque peu exagérée contre les abus d’un droit qu’il fallait pourtant conserver, cette ordonnance a dû, par une loi naturelle de l’esprit humain, et aussi par Un sage et habile calcul, subordonner l’exercice de ce droit à des formes et à des garanties restrictives, le renfermer dans d’étroites limites, le sacrifier même dans quelques-unes de ses applications pour le sa.mer dans son principe. Ce caractère manifeste de l’ordonnance de 1828 ne doit jamais être perdu de vue dans l’appréciation de ses dispositions.

13. En 1835, le Gouvernement, s’inspirant de la pensée qu’avait exprimée la commission de 1828, soumit au Conseil d’État un projet de loi sur les conflits ; mais ce projet ne fut point présenté aux Chambres[1].

14. La révolution de 1848 devait nécessairement amener un assez grave changement dans cette partie de la législation le régime qu’elle inaugurait ne pouvait guère s’accommoder du système qui jusque-là laissait au Chef du gouvernement le pouvoir de statuer sur les conflits. Aussi l’art. 89 de la constitution décida-t-il que les conflits d’attributions entre l’autorité administrative et l’autorité judiciaire seraient réglés par un tribunal spécial de membres de la Cour de cassation et du Conseil d’État, désignés tous les trois ans en nombre égal par leur corps respectif, et qui serait présidé par le ministre de la justice.

Un règlement d’administration publique du 26 octobre 1849 et une loi du 4 février 1850 réglèrent les détails de l’organisation de ce tribunal et les formes de sa procédure. C’est au mois de mars 1850 qu’il a commencé à siéger ; pendant cette année et pendant l’année 1851, il a en à statuer sur 1 conflits, soit positifs, soit négatifs ; il a eu à trancher de nouveau la plupart des questions de compétence sur lesquelles la jurisprudence du Conseil d’État s’était plus ou moins fixée, et, à très-peu d’exceptions prés, il s’est associé à cette jurisprudence, même sur les points qui avaient donné lieu à dissidence entre le Conseil d’État et la Cour de cassation. Sous ce rapport, sous d’autres encore, que nous n’avons pas à signaler ici, l’existence du Tribunal des conflits  a produit de bons et utiles résultats, ne fût-ce qu’en mettant définitivement hors de toute controverse certaines solutions qui ont été désormais   acquises à la doctrine comme à la pratique.

  1. Ce projet, préparé par une commission choisie dans le sein du Conseil et composée de MM. Girod de l’Ain, Allent, Bérenger, de Gérando, de Fréville, Maillard, Vivien et de Chasseloup-Laubat, rapporteur fut présenté à l’assemblée générale du Conseil d’État et adopté par elle le 28 Janvier 1836. Mais, soit à cause du changement qui survint alors dans le ministère {22 février 1836), soit par tout autre motif, il n’a reçu ancune suite. Le texte en a été publié par M. de Cormenin, sa 5e édition (Appendice, t. II, p. 54).