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CONFLIT, 6-10

même instinctivement, à élargir le cercle de leurs attributions. Des empiétements sont donc possibles ; le pouvoir judiciaire peut s’arroger quelquefois la connaissance de questions administratives ; telle peut être du moins la crainte ou la prétention du pouvoir administratif. À qui, dans ce cas, appartient-il, et d’après quelles règles convient-il de trancher la difficulté, de rétablir l’équilibre troublé et de faire à chacun sa part ?

6. Aux yeux de l’Assemblée constituante elle-même, ce pouvoir rentrait dans les attributions de l’autorité royale ; elle eut l’occasion d’exprimer sa pensée à cet égard par une loi spéciale des 7-14 octobre 1790, dans laquelle on lit ce qui suit :

« Sur les contestations survenues en plusieurs lieux, et notamment entre le directoire du département de la Haute-Saône et la municipalité de Gray, l’Assemblée nationale, après avoir entendu le rapport de son comité de constitution, décrète : … 3o Les réclamations d’incompétence à l’égard des corps administratifs ne sont, en aucun cas, du ressort des tribunaux ; elles seront portées au Roi, chef de l’administration générale, et dans le cas où l’on prétendrait que les ministres de Sa Majesté auraient fait rendre une décision contraire aux lois, les plaintes seront adressées au Corps législatif. »

7. Mais il ne suffisait pas de poser le principe, il fallait l’organiser. Or, soit que le temps ait manqué pour se livrer à ce travail au milieu de toutes les vicissitudes par lesquelles ont passé nos institutions, soit que le défaut de règles précises ait paru plus commode, de longues années se sont écoulées sans que rien ait été tenté dans cette voie. Du reste, sur ce point, à la fois historique et législatif, nous ne pouvons que renvoyer nos lecteurs au rapport que M. de Cormenin a fait à la commission qui fut chargée de préparer l’ordonnance réglementaire du 1er juin 1828[1].

8. Après 1814, une ordonnance du 12 décembre 1821 traça quelques règles sur cette matière, qui, sauf les dispositions de l’arrêté du 13 brumaire an X, était à peu près abandonnée à l’arbitraire. Mais dans les années qui suivirent, l’administration fit de l’arme du conflit un tel usage ou plutôt un tel abus, particulièrement en matière électorale, que, pressé par des réclamations nombreuses, le ministère qui fut appelé aux affaires en 1828 reconnut la nécessité de soumettre ces réclamations à un examen approfondi. M. le garde des sceaux Portalis prit, en conséquence, le 16 janvier 1828, un arrêté par lequel il nomma une commission de neuf membres chargée : 1o d’examiner suivant quelles règles et quelles formes et dans quelles limites le droit de revendiquer les affaires dont la connaissance appartient à l’administration, soit en vertu des lois qui ont réglé ses attributions, soit en vertu des lois spéciales, peut et doit être exercé, aux termes des lois existantes, par les agents du Gouvernement ; 2o de proposer et rédiger, s’il y a lieu, les dispositions réglementaires qui pourraient paraître nécessaires ou utiles pour maintenir l’autorité de la chose jugée et la compétence des tribunaux, sans porter atteinte à l’indépendance de l’action de l’administration.

9. Dès le début de ses séances, la commission eut à se demander si elle devait préparer un projet de loi ou seulement un projet d’ordonnance. M. de Cormenin, dans son rapport, s’exprima ainsi sur ce point :

« Cette matière, qui touche à l’organisation de la société et à la division des pouvoirs, est essentiellement législative, et elle se rattache à l’ensemble de toutes les lois qui devront constituer le système de l’organisation administrative. Rien ne saurait suppléer la discussion publique dans les deux Chambres, etc. »

La commission elle-même, sans être aussi absolue, manifesta sa préférence pour une loi. L’avis qu’elle rédigea en terminant ses travaux, contient à cet égard les explications suivantes[2] :

« Les membres de la commission… sont d’avis que si, pour ne pas sortir des termes exprès de leur mandat, qui les invitait à se renfermer dans la législation existante, ils ont dû se borner à présenter sous la forme d’une ordonnance les mesures qui leur ont paru les plus propres à resserrer et à diriger l’action du conflit, ils ne peuvent néanmoins s’empêcher d’exprimer leur opinion sur l’insuffisance d’une ordonnance et sur les avantages d’une loi dans une matière aussi importante ; que, sans doute, l’ordonnance proposée présente une utilité et des améliorations incontestables, etc. ; que, malgré ces avantages, il est vrai de dire qu’une ordonnance peut être à chaque moment modifiée, dénaturée et même révoquée par une autre ordonnance, etc. »

10. La commission comptait d’ailleurs de trop éminents représentants de l’esprit judiciaire, pour que la question capitale de la matière, celle de savoir à quelle autorité appartiendrait le règlement des conflits, ne fût pas discutée et approfondie dans ses délibérations. La proposition formelle lui fut soumise de déférer cette importante attribution à la Cour de cassation. À en croire M. Taillandier, M. Cuvier contribua particulièrement à faire rejeter cette proposition ; les considérations qu’il développa dans ce sens sont résumées de la manière suivante par l’auteur que nous citons (Commentaire, p. 106) :

« Sur la question de savoir à quelle autorité doit appartenir la décision des conflits, l’honorable membre fit remarquer qu’il était nécessaire d’abord de remonter à la nature même du conflit. — Le conflit est le moyen accordé au pouvoir amovible et responsable, pour se défendre contre les invasions du pouvoir inamovible et irresponsable. Les affaires judiciaires en France, seul pays connu où il en soit ainsi, étant entièrement confiées à des corps collectifs et inamovibles ; la cassation, qui, avant la Révolution, appartenait au conseil du roi, ayant été elle-même attribuée à un corps de ce genre, il était rigoureusement nécessaire, si l’on voulait conserver un gouvernement responsable, d’enlever soigneusement aux tribunaux toutes les matières administratives, c’est-à-dire tout ce qui a rapport au gouvernement général, à la police, à l’exercice des droits qui appartiennent à la communauté comme telle ; ces matières étant, par leur nature, l’objet de l’ambition des individus et des corps, parce qu’elles donnent plus d’autorité,

  1. Ce rapport a été publié, en 1828, par M. Taillandier, secrétaire de la commission, dans son Commentaire sur l’ordonnance de 1828. Il a été, depuis lors, reproduit par M. Dalloz, dans sa Jurisprutenee générale, Vo Conflit, p. 105.
  2. Commentaire de M. Taillandier, p. 109.