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ADMINISTRATION
soutenaient l’omnipotence royale, mais ils étaient contredits par des autorités de premier ordre. On a toujours distingué entre les lois du royaume et les lois du roi : les premières n’ont pas été formulées d’une manière authentique, elles n’étaient pas non plus bien nombreuses ; mais peu importe, pourvu que la différence ait été admise, et qu’elle réponde plus ou moins à la distinction moderne entre les lois, qui émanent du pouvoir législatif, et les ordonnances ou décrets, qui émanent du pouvoir exécutif. Cette distinction est fondamentale, elle est la base du droit public français et elle est en train de s’établir partout en Europe ; il convient donc de nous y arrêter un moment.

Selon le droit public de la plupart des États constitutionnels, le chef du pouvoir exécutif tient tout son pouvoir des lois, et il ne peut prendre que les décisions nécessaires à leur mise à exécution. Dans quelques États monarchiques on accorde encore au prince un pouvoir propre qui l’autorise à régler les choses qui n’auraient pas été prévues par la loi, et même à faire, comme disent quelques constitutions allemandes, des lois provisoires. Les deux Chartes françaises attribuaient au roi le droit de faire « les règlements et ordonnances nécessaires pour l’exécution des lois ». La constitution de 1852 remplace purement et simplement le mot ordonnances par décrets ; aucun texte n’attribue donc expressément au prince le droit de prendre des décisions en l’absence de lois. Le fameux bill of rights adopté lors de l’avénement de Guillaume III (en 1689) se borne également à déclarer que le roi ne peut pas faire de loi sans le concours du parlement. Mais il est dans la mission naturelle du Gouvernement de pourvoir aux cas urgents, sous la responsabilité des ministres, et le bill d’indemnité est destiné à approuver ultérieurement les mesures prises sans le concours du législateur. Mais le bill d’indemnité ne s’applique qu’aux cas exceptionnels ; en temps ordinaire, le pouvoir exécutif, et avec lui l’administration, doivent rester dans les limites tracées par la législation, ou plus exactement, par la loi et les coutumes. Or, ces limites sont loin d’être identiques dans les divers États constitutionnels de l’Europe. Le domaine de la réglementation est vaste dans les pays où le pouvoir législatif a subi une éclipse plus ou moins longue, plus ou moins complète ; il est restreint dans les contrées où son influence est restée relativement intacte. Ce domaine s’est encore trouvé resserré par ce qui s’est conservé des anciennes franchises locales, ou, comme on dit maintenant, par le self-government. Or, nulle part l’action combinée de la représentation nationale et des immunités locales n’a été aussi puissante qu’en Angleterre, comme nous allons essayer de le démontrer en quelques traits.

L’Angleterre n’ayant pas eu, comme la France, à travailler à la constitution de son unité, a pu employer toutes ses forces soit à conquérir, soit à conserver sa liberté ; elle respecta la « prérogative du roi », mais elle sut augmenter de plus en plus les pouvoirs du parlement. L’histoire de ces luttes quelquefois sanglantes, mais le plus souvent pacifiques, inconscientes même, ne saurait entrer dans notre cadre, nous nous bornons à dire que, par un concours de circonstances que l’histoire a enregistrées, le domaine de la loi s’est étendu en Angleterre à beaucoup de matières qui, sur le continent, sont subordonnées à la réglementation administrative. On a ainsi réalisé le self-government. Le gouvernement par soi-même est sans doute une chose extrêmement désirable, mais c’est peut-être aussi un idéal, c’est-à-dire une chose vers laquelle on doit tendre constamment, mais qu’on n’atteint jamais. Du moins, le self-government anglais, qu’on considère comme le plus parfait qui ait été réalisé, n’a été qu’un gouvernement aristocratique dans laquelle la naissance a donné le droit (lords), ou beaucoup de chance (gentry, grands propriétaires) à certains privilégiés de prendre part au gouvernement, mais dans lequel les masses, tout en jouissant de précieuses libertés civiles, étaient de fait exclues de tout droit politique ; elles ne possédaient pas la « franchise » (électorale). De nos jours, la constitution anglaise se démocratise, mais à mesure que les droit politiques vont chercher des couches sociales de moins en moins élevées, le self-government s’en va et l’administration s’étend. Il convient de dire que ce mouvement — qui ressemble quelque peu à une réaction dans un sens démocratique — s’accélère à mesure, d’une part, que la responsabilité ministérielle se développe ou s’accuse davantage, et de l’autre, que le pays devient plus riche et que l’industrie et le commerce parviennent mieux à rivaliser avec les fortunes territoriales.

Les deux liens civils — nous n’avons pas à parler ici des liens moraux — de toute société sont : le respect de la liberté individuelle et le droit de propriété. Dans tous les pays civilisés, la liberté et la propriété sont du domaine de la loi et de la compétence des tribunaux juridiques. Aucun gouvernement ne les viole impunément à la longue. Les Anglais en avaient fait le pivot de leur législation politique, et comme la propriété était relativement en peu de mains, une minorité seulement en profitait d’abord. Mais le bienfait s’étend de plus en plus ; toutefois, l’organisation administrative en est encore peu affectée. En d’autres termes, le parlement règle un grand nombre de matières dans tous leurs détails et ne laisse, en ces matières, rien ou presque rien à faire au pouvoir exécutif. Aussi cette formule créée en France et imitée par presque tout le continent : tel ministre est chargé de l’exécution, est presque inconnue en Angleterre. La loi règle tout ce qui touche de près ou de loin à la liberté ou à la propriété des citoyens ; chacun doit obéissance à la loi, et si quelqu’un est lésé par la transgression de ses prescriptions, il ne lui reste qu’une voie de redressement, l’action judiciaire, la plainte. Aussi est-ce rarement l’administration, si ce n’est dans des lois toutes modernes, qui procure l’exécution des lois, c’est presque toujours la justice. Il n’y a pas de contentieux administratif en Angleterre, tout abus de pouvoir étant justiciable des tribunaux. Ce n’est pas un article 75 destiné à protéger l’agent de l’administration qu’on a songé à faire en Angleterre, mais une loi pour protéger le juge (act 11 et 12 Vict. c. 44). Car ce juge — le juge de paix — exerce dans bien des cas un pouvoir administratif ; il peut se tromper de bonne foi et causer un dommage au citoyen. Celui-ci peut prendre le juge à partie, mais le magistrat ne pourra être condamné pour un acte commis dans l’exercice de ses fonctions, que si le plaignant prouve que l’act was done maliciously and without reasonable et probable cause, qu’il constitue un abus de pouvoir. Sans cette loi de protection, on n’aurait plus trouvé de juge de paix ; or c’est sur eux que repose en grande partie le self-government et plus spécialement la sécurité publique.

Eh bien, les juges de paix, auxquels il faut ajouter le shérif et le lord-lieutenant (voy. Département) qui gouvernent par eux-mêmes, sont nommés par le gouvernement parmi les propriétaires du comté. Ils sont juges et exercent, nous le répétons, en même temps les attributions administratives très-étendues qui se rattachent à la police. Ils peuvent même imposer des rates (impositions) aux habitants du comté. Et pourtant, jusqu’au xviiie siècle, toute affaire entre leurs mains pouvait être évoquée par le Banc du Roi ou par un autre tribunal supérieur (certiorari) et retiré ainsi au self-government. C’est que le juge de paix, ou comme on disait d’abord, Custos pacis, représente avant tout le roi, le conservateur par excellence de la paix publique. C’est peut-être aussi comme garant de la paix, peut-être seulement comme autorité supérieure locale, qu’ils ont un certain droit de contrôle ou de tutelle sur les communes rurales. Mais pour exercer ce droit ils doivent siéger au moins au nombre de deux, en « session trimestrielle ». Le nombre des juges de paix est assez grand par comté (département ou arrondissement), il dépasse quelquefois cent, mais plus de la moitié d’entre eux considèrent le titre comme purement honorifique, les autres sont seuls actifs. C’est que la fonction n’est pas rétribuée et est aussi parfois ennuyeuse ; elle est cependant recherchée. Toutefois, en cas de nécessité, un habitant du comté remplissant les conditions légales pourrait être forcé d’accepter la « commission » de juge de paix.

Nous avons dit que le parlement englobe dans ses lois les règlements d’exécution, mais il va plus loin encore, il se réserve la décision dans un grand nombre d’affaires qui, sur le continent, sont attribuées au pouvoir exécutif. C’est l’institution connue sous le nom de Private bills, comprenant les lois d’intérêt local et les lois d’intérêt individuel. On trouve facilement l’exposé de la procédure, mais ce n’est pas sans peine que nous avons pu relever dans les Parliamentary Papers une liste à peu près complète des matières dont la décision incombe au parlement. Nous allons donner cette liste, en faisant remarquer que plusieurs des matières ci-après sont presque partout du domaine de la loi, mais que l’administration en prépare du moins les éléments : en Angleterre, l’instruction de l’affaire, l’enquête de commodo, tout se fait par un comité spécial du parlement. Voici cette liste :

1o Chartes d’incorporation, c’est-à-dire déclaration d’établissement public ou d’établissement d’utilité publique, même seulement de personne civile (la qualité de personne civile s’obtient pour les compagnies commerciales et les sociétés de secours mutuels, par une déclaration devant le Registrar).

2o Tutelle en matière communale dans les cities et towns (villes) : pavage, éclairage, nettoyage, améliorations diverses ; — construction ou réparation de marchés publics ; — tribunal local ; — constitutions de magistrats et fonctionnaires rétribués (au lieu de non rétribués) ; — propriétés communales ; — construction et réparation d’églises ou de chapelles ; — cimetières ; — constitution d’une police ; — distribution d’eau ; — autorisation de plaider.

3o Affaires relatives au comté : Shire Hall (hôtel du comté) ; — tribunal comtal ; — prisons ; — taxes comtales.

4o Mainmorte ; — biens de la couronne, des églises, des corporations, des fondations.

5o Assistance publique, taxe des pauvres (en tant qu’il s’agit de modifier la loi, car une administration spéciale est chargée de l’exécution des lois en vigueur).

6o Clôtures, drainage et autres améliorations du sol.

7o Chemins de fer.

8o Routes (turnpik or other public carriage roads), ce qui exclut les sentiers et même les chemins purement ruraux.

9o Voirie urbaine : rues, quais, égouts.

10o Tunnels, viaducs, aqueducs, ponts, tranchées.

11o Navigation, pêche, bacs, canaux.

12o Ports et havres, jetées, docks ou magasins publics, réservoirs.