Page:Block - Dictionnaire de l’administration française, tome 1.djvu/379

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
363
CENTRALISATION ET DÉCENTR.

tion complète et continuelle de leur volonté, à obéir, non pas une fois et sur un point, mais en tout et tous les jours. Non-seulement alors elle les dompte par la force, mais encore elle les prend par leurs habitudes elle les isole et les saisit ensuite un à un dans la masse commune.

« Ces deux espèces de centralisation se prêtent un mutuel secours, s’attirent l’une l’autre ; mais je ne saurais croire qu’elles soient inséparables.

« Sous Louis XIV, la France a vu la plus grande centralisation gouvernementale qu’on pût concevoir, puisque le même homme qui faisait les lois générales et avait le pouvoir de les interpréter, représentait la France à l’extérieur et agissait en son nom. « L’État, c’est moi », disait-il, et il avait raison. Cependant, sous Louis XIV, il y avait beaucoup moins de centralisation administrative que de nos jours.

« De notre temps, nous voyons une puissance, l’Angleterre, chez laquelle la centralisation gouvernementale est portée à un très-haut degré : l’État semble s’y mouvoir comme un seul homme : il soulève à sa volonté des masses immenses, réunit et porte partout tout l’essor de sa puissance.

« L’Angleterre, qui a fait de si grandes choses depuis cinquante ans, n’a pas de centralisation administrative.

« Pour ma part, je ne saurais concevoir qu’une nation puisse vivre ni surtout prospérer sans une forte centralisation gouvernementale. Mais je pense que la centralisation administrative n’est propre qu’à énerver les peuples qui s’y soumettent, parce qu’elle tend sans cesse à diminuer parmi eux l’esprit de cité. La centralisation administrative parvient, il est vrai, à réunir à une époque donnée et dans un certain lieu toutes les forces disponibles de la nation, mais elle nuit à la reproduction de forces ; elle la fait triompher le jour du combat, elle diminue à la longue sa puissance. Elle peut donc concourir admirablement à la grandeur d’un homme, non point à la prospérité durable d’un peuple.

« Qu’on y prenne bien garde ; quand on dit qu’un État ne peut agir parce qu’il n’a pas de centralisation, on parle presque toujours, sans le savoir, de la centralisation gouvernementale. L’empire d’Allemagne, répète-t-on, n’a jamais pu tirer de ses forces tout le parti possible ; d’accord. Mais pourquoi ? Parce que la force nationale n’y a pu faire obéir à ses lois générales ; parce que les parties séparées de ce grand corps ont toujours eu le droit ou la possibilité de refuser leur concours aux dépositaires de l’autorité commune, dans les choses mêmes qui intéressaient tous les citoyens ; en d’autres termes, parce qu’il n’y avait point de centralisation gouvernementale. La même remarque est applicable au moyen âge. Ce qui a produit toutes les misères de la société féodale, c’est que le pouvoir, non-seulement d’administrer, mais de gouverner, était partagé entre mille mains et fractionné de mille manières ; l’absence de toute centralisation gouvernementale empêchait alors les nations de l’Europe de marcher avec énergie vers aucun but. »

Voici comment le même écrivain s’exprime dans l’Ancien Régime et la Révolution (édit. de 1866) :

« Les formes de la centralisation étaient moins marquées qu’aujourd’hui, ses démarches moins réglées, son existence plus troublée ; mais c’était le même être. On n’a eu, depuis, à lui ajouter ni à lui ôter rien d’essentiel ; il a suffi d’abattre tout ce qui s’élevait autour d’elle pour quelle apparût telle que nous la voyons… Ce ne sont pas, comme on l’a dit tant de fois, les principes de 1789 en matière d’administration publique qui ont triomphé en 1800 et depuis, mais bien, au contraire, ceux de l’ancien régime qui furent tous alors remis en vigueur et y demeurèrent… Si la centralisation n’a pas péri dans la révolution, c’est qu’elle était elle-même le commencement de cette révolution et son signe. Quand un peuple a détruit dans son sein l’aristocratie, il court vers la centralisation comme de lui-même. Il faut alors bien moins d’efforts pour le précipiter sur cette pente que pour l’y retenir. Dans son sein, tous les pouvoirs tendent naturellement vers l’unité, et ce n’est qu’avec beaucoup d’art qu’on peut parvenir à les tenir divisés. La révolution démocratique qui a détruit tant d’institutions de l’ancien régime, devait donc consolider celle-ci, et la centralisation, trouvait si naturellement sa place dans la société que cette révolution avait formée, qu’on a pu aisément la prendre pour une de ses œuvres.

« On se plaint souvent de ce que les Français méprisent la loi ; hélas ! quand auraient-ils pu apprendre à la respecter ? On peut dire que chez les hommes de l’ancien régime, la place que la notion de la loi doit occuper dans l’esprit humain était vacante. Chaque solliciteur demande qu’on sorte en sa faveur de la règle établie, avec autant d’insistance et d’autorité que s’il demandait qu’on y rentrât, et on ne la lui oppose jamais, en effet, que quand on a envie de l’éconduire. La soumission du peuple à l’autorité est encore complète ; mais son obéissance est un effet de la coutume plutôt que de la volonté ; car s’il lui arrive par hasard de s’émouvoir, la plus petite émotion le conduit aussitôt jusqu’à la violence, et presque toujours c’est aussi la violence et l’arbitraire, et non la loi, qui le répriment.

« Le pouvoir central n’a pas encore acquis au xviiie siècle cette constitution saine et vigoureuse que nous lui avons vue depuis ; néanmoins, comme il est déjà parvenu à détruire tous les pouvoirs intermédiaires, et qu’entre lui et les particuliers il n’existe plus rien qu’un espace immense et vide, il apparaît déjà de loin à chacun d’eux comme le seul ressort de la machine sociale, l’agent unique et nécessaire de la vie publique… Les buts que se proposent les réformateurs sont divers, mais leur moyen est toujours le même. Ils veulent emprunter la main du pouvoir central et l’employer à tout briser et à tout refaire suivant un nouveau plan qu’ils ont conçu eux-mêmes ; lui seul leur paraît en état d’accomplir une pareille tâche… Ces idées descendent dans tous les esprits, se mêlent aux mœurs, entrent dans les habitudes, et pénètrent jusque dans la pratique journalière de la vie… Le Gouvernement ayant pris la place de la Providence, chacun l’invoque dans ses nécessités particulières… Ne nous étonnons plus en voyant avec quelle facilité merveilleuse la centralisation a été rétablie en France au