Page:Blasco-Ibáñez - Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse.djvu/198

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Dans les espaces qui parfois restaient libres entre une batterie et un régiment, des paysans se hâtaient, hordes misérables que l’invasion chassait devant elle, villages entiers qui s’étaient mis en route pour suivre l’armée dans sa retraite. L’arrivée d’un nouveau régiment ou d’une nouvelle batterie les obligeait à quitter le chemin et à continuer leur pérégrination dans les champs. Mais, dès qu’un intervalle se reproduisait dans le défilé des troupes, ils encombraient de nouveau la chaussée blanche et unie. Il y avait des hommes qui poussaient de petites charrettes sur lesquelles étaient entassées des montagnes de meubles ; des femmes qui portaient de jeunes enfants ; des grands-pères qui avaient sur leurs épaules des bébés ; des vieux endoloris qui ne pouvaient se traîner qu’avec un bâton ; des vieilles qui remorquaient des grappes de mioches accrochés à leurs jupes ; d’autres vieilles, ridées et immobiles comme des momies, que l’on charriait sur des voitures à bras.

Désormais personne ne s’opposa plus à la libéralité du châtelain, dont la cave déborda sur la route. Aux tonneaux de la dernière vendange, roulés devant la grille, les soldats emplissaient sous le jet rouge la tasse de métal décrochée de leur ceinture. Marcel contemplait avec satisfaction les effets de sa munificence : le sourire reparaissait sur les visages, la plaisanterie française courait de rang en rang. Lorsque les soldats s’éloignaient, ils entonnaient une chanson.