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celui-ci emmenait les jeunes garçons dans son bateau amarré tout auprès. Il plongea plusieurs fois un petit filet à main dans le double fond percé de trous imperceptibles, où le poisson attendait acheteur sans souffrir trop de sa prison que le courant pénétrait comme un crible.

Ils revinrent apportant, outre un brochet et des tanches, un vrai morceau de roi, une lotte superbe. Ce poisson est le Gadus lota des naturalistes. Quoiqu’elle n’ait pas, comme la lotte de Hongrie, une réputation européenne et le mérite de venir de loin, la lotte de la Saône n’en a pas une chair moins exquise.

Comme tout amuse au jeune âge, les enfants rirent entre eux, mais des yeux seulement, lorsqu’un débat sur le prix de ce poisson s’établit entre Mme Chardet et la vieille mère du passeur. Les formes respectueuses dont celle-ci accompagnait ses prétentions empruntaient une saveur comique à son accent traînant, qui faisait des longues de toutes les voyelles, et, bien qu’ils se mordissent les lèvres pour ne pas éclater, les enfants saluèrent d’une explosion de gaieté ce dernier argument de la vieille femme :

« Non, dame Chardet, y me fâche, mais y ne se peut au prix que vous voulez. Connaissez-vous pas le dicton : « Vends ta cotte pour acheter une lotte » ? Et pour payer celle-ci ce qu’elle vaut, vous n’en n’êtes pas réduite là, merci à Dieu ! »

Si cet accès d’hilarité fut franc, l’impression qui lui succéda fut moins agréable. Le marché une fois conclu, la mère du passeur posa la lotte sur un billot et l’ouvrit toute palpitante, après l’avoir assommée de quelques coups du manche de son couteau. La lotte, dont le système vertébral est très puissant, se débattait et lançait des coups de sa forte queue. Alice détourna les yeux de ce spectacle cruel qui lui ôta l’envie de goûter à ce « mets de roi ».