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denda ac fugienda commendes. Et la même charité oblige aussi quelquefois à les repousser avec colère, selon cette autre parole de saint Grégoire de Nazianze : L’esprit de charité et de douceur a ses émotions et ses colères. En effet, comme dit saint Augustin : Qui oserait dire que la vérité doit demeurer désarmée contre le mensonge, et qu’il sera permis aux ennemis de la foi d’effrayer les fidèles par des paroles fortes, et de les réjouir par des rencontres d’esprit agréables ; mais que les catholiques ne doivent écrire qu’avec une froideur de style qui endorme les lecteurs ?

Ne voit-on pas que, selon cette conduite, on laisserait introduire dans l’Église les erreurs les plus extravagantes et les plus pernicieuses, sans qu’il fût permis de s’en moquer avec mépris, de peur d’être accusé de blesser la bienséance, ni de les confondre avec véhémence, de peur d’être accusé de manquer de charité ?

Quoi ! mes Pères, il vous sera permis de dire qu’on peut tuer pour éviter un soufflet et une injure, et il ne sera pas permis de réfuter publiquement une erreur publique d’une telle conséquence ? Vous aurez la liberté de dire qu’un juge peut en conscience retenir ce qu’il a reçu pour faire une injustice, sans qu’on ait la liberté de vous contredire ? Vous imprimerez, avec privilège et approbation de vos docteurs, qu’on peut être sauvé sans avoir jamais aimé Dieu, et vous fermerez la bouche à ceux qui défendront la vérité de la foi, en leur disant qu’ils blesseraient la charité de frères en vous attaquant, et la modestie de Chrétiens en riant de vos maximes ? Je doute, mes Pères, qu’il y ait des personnes à qui vous ayez pu le faire accroire ; mais néanmoins, s’il s’en trouvait qui en fussent persuadés, et qui crussent que j’aurais blessé la charité que je vous dois, en décriant votre morale, je voudrais bien qu’ils examinassent avec attention d’où naît en eux ce sentiment. Car encore qu’ils s’imaginent qu’il part de leur zèle, qui n’a pu souffrir sans scandale de voir accuser leur prochain ; je les prierais de considérer qu’il n’est pas impossible qu’il vienne d’ailleurs, et qu’il est même assez vraisemblable qu’il vient du déplaisir secret et souvent caché à nous-mêmes, que le malheureux fond qui est en nous ne manque jamais d’exciter contre ceux qui s’opposent au relâchement des mœurs. Et pour leur donner une règle qui leur en fasse reconnaître le véritable principe, je leur demanderai si, en même temps qu’ils se plaignent de ce qu’on a traité de la sorte des religieux, ils se plaignent encore davantage de ce que des religieux ont traité la vérité de la sorte. Que s’ils sont irrités non seulement contre les lettres, mais encore plus contre les maximes qui y sont rapportées, j’avouerai qu’il se peut faire que leur ressentiment parte de quelque zèle, mais peu éclairé ; et alors les passages qui sont ici suffiront pour les éclaircir. Mais s’ils s’emportent seulement contre les répréhensions, et non pas contre les choses qu’on a reprises, en vérité, mes Pères, je ne m’empêcherai jamais de leur dire qu’ils sont grossièrement abusés, et que leur zèle est bien aveugle.

Etrange zèle qui s’irrite contre ceux qui accusent des fautes publiques, et non pas contre ceux qui les commettent ! Quelle nouvelle charité qui s’offense de voir confondre des erreurs manifestes et qui ne s’offense point de voir renverser la morale par ces erreurs ! Si ces personnes étaient en danger d’être assassinées, s’offenseraient-elles de ce qu’on les avertirait de l’embûche qu’on leur dresse ; et au lieu de se détourner de leur chemin pour l’éviter, s’amuseraient-elles à se plaindre du peu de charité qu’on aurait eu de découvrir le dessein criminel de ces assassins ? S’irritent-elles lorsqu’on leur dit de ne manger pas d’une viande, parce qu’elle est empoisonnée, ou de n’aller pas dans une ville, parce qu’il y a de la peste ?

D’où vient donc qu’ils trouvent qu’on manque