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logie Morale : et celle du P. Pinthereau en la 2 p. de l’Abbé de Boisic, p. 53, vous fera juger de la valeur de cette dispense par le prix qu’il dit qu’elle a coûté, qui est le sang de Jésus-Christ. C’est le couronnement de cette doctrine. Vous y verrez donc que cette dispense de l’obligation fâcheuse d’aimer Dieu est le privilège de la loi évangélique par-dessus la judaïque. Il a été raisonnable, dit-il, que dans la loi de grâce du Nouveau Testament, Dieu levât l’obligation fâcheuse et difficile, qui était en la loi de rigueur, d’exercer un acte de parfaite contrition pour être justifié, et qu’il instituât des sacrements pour suppléer à son défaut, à l’aide d’une disposition plus facile. Autrement, certes, les chrétiens, qui sont les enfants, n’auraient pas maintenant plus de facilité à se remettre aux bonnes grâces de leur père que les Juifs, qui étaient les esclaves, pour obtenir miséricorde de leur Seigneur.

O mon Père ! lui dis-je, il n’y a point de patience que vous ne mettiez à bout, et on ne peut ouïr sans horreur les choses que je viens d’entendre. Ce n’est pas de moi-même, dit-il. Je le sais bien, mon Père, mais vous n’en avez point d’aversion ; et bien loin de détester les auteurs de ces maximes, vous avez de l’estime pour eux. Ne craignez-vous pas que votre consentement ne vous rende participant de leur crime ? Et pouvez-vous ignorer que saint Paul juge dignes de mort, non seulement les auteurs des maux, mais aussi ceux qui y consentent ? Ne suffisait-il pas d’avoir permis aux hommes tant de choses défendues, par les palliations que vous y avez apportées ? Fallait-il encore leur donner l’occasion de commettre les crimes mêmes que vous n’avez pu excuser par la facilité et l’assurance de l’absolution que vous leur en offrez, en détruisant à ce dessein la puissance des Prêtres, et les obligeant d’absoudre, plutôt en esclaves qu’en juges, les pécheurs les plus envieillis, sans changement de vie, sans aucun signe de regret, que des promesses cent fois violées, sans pénitence, s’ils n’en veulent point accepter ; et sans quitter les occasions des vices, s’ils en reçoivent de l’incommodité ?

Mais on passe encore au-delà, et la licence qu’on a prise d’ébranler les règles les plus saintes de la conduite chrétienne se porte jusqu’au renversement entier de la loi de Dieu. On viole le grand commandement, qui comprend la loi et les Prophètes ; on attaque la piété dans le cœur ; on en ôte l’esprit qui donne la vie ; on dit que l’amour de Dieu n’est pas nécessaire au salut ; et on va même jusqu’à prétendre que cette dispense d’aimer Dieu est l’avantage que Jésus-Christ a apporté au monde. C’est le comble de l’impiété. Le prix du sang de Jésus-Christ sera de nous obtenir la dispense de l’aimer ! Avant l’Incarnation, on était obligé d’aimer Dieu ; mais depuis que Dieu a tant aimé le monde, qu’il lui a donné son Fils unique, le monde, racheté par lui, sera déchargé de l’aimer ! Etrange théologie de nos jours ! On ose lever l’anathème que saint Paul prononce contre ceux qui n’aiment pas le Seigneur Jésus ! On ruine ce que dit saint Jean, que qui n’aime point demeure en la mort ; et ce que dit Jésus-Christ même, que qui ne J’aime point, ne garde point ses préceptes ! Ainsi on rend dignes de jouir de Dieu dans l’éternité ceux qui n’ont jamais aimé Dieu en toute leur vie ! Voilà le mystère d’iniquité accompli. Ouvrez enfin les yeux, mon Père ; et si vous n’avez point été touché par les autres égarements de vos casuistes, que ces derniers vous en retirent par leurs excès. Je le souhaite de tout mon cœur pour vous et pour tous vos Pères, et je prie Dieu qu’il daigne leur faire connaître combien est fausse la lumière qui les a conduits jusqu’à de tels précipices, et qu’il remplisse de son amour ceux qui en osent dispenser les hommes.

Après quelques discours de cette sorte, je quittai le Père, et je ne vois guère d’apparence d’y retourner. Mais n’y ayez pas de regret ; car s’il était nécessaire de vous entretenir encore de leurs maximes, j’ai assez lu leurs livres pour pouvoir vous en dire à peu près autant de leur morale, et peut-être plus de leur politique, qu’il n’eût fait lui-même.

Je suis, etc.