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avoir bien plus d’attention pour vos auteurs. Je l’eusse fait, dit-il, si l’occasion s’en fût offerte ; mais profitez-en à l’avenir, et continuons notre sujet.

Je crois vous avoir ouvert des moyens d’assurer son salut assez faciles, assez sûrs et en assez grand nombre ; mais nos Pères souhaiteraient bien qu’on n’en demeurât pas à ce premier degré, où l’on ne fait que ce qui est exactement nécessaire pour le salut. Comme ils aspirent sans cesse à la plus grande gloire de Dieu, ils voudraient élever les hommes à une vie plus pieuse. Et parce que les gens du monde sont d’ordinaire détournés de la dévotion par l’étrange idée qu’on leur en a donnée, nous avons cru qu’il était d’une extrême importance de détruire ce premier obstacle ; et c’est en quoi le P. Le Moyne a acquis beaucoup de réputation par le livre de la Dévotion aisée, qu’il a fait à ce dessein. C’est là qu’il fait une peinture tout à fait charmante de la dévotion. Jamais personne ne l’a connue comme lui. Apprenez-le par les premières paroles de cet ouvrage : La vertu ne s’est encore montrée à personne ; on n’en a point fait de portrait qui lui ressemble. Il n’y a rien d’étrange qu’il y ait eu si peu de presse à grimper sur son rocher. On en a fait une fâcheuse qui n’aime que la solitude ; on lui a associé la douleur et le travail ; et enfin on l’a faite ennemie des divertissements et des jeux qui sont la fleur de la joie et l’assaisonnement de la vie. C’est ce qu’il dit, page 92.

Mais, mon Père, je sais bien au moins qu’il y a de grands saints dont la vie a été extrêmement austère. Cela est vrai, dit-il ; mais aussi il s’est toujours vu des saints polis et des dévots civilisés, selon ce Père, page 191 ; et vous verrez, page 86, que la différence de leurs mœurs vient de celle de leurs humeurs. Ecoutez-le. Je ne nie pas qu’il ne se voie des dévots qui sont pâles et mélancoliques de leur complexion, qui aiment le silence et la retraite, et qui n’ont que du flegme dans les veines et de la terre sur le visage. Mais il s’en voit assez d’autres qui sont d’une complexion plus heureuse, et qui ont abondance de cette humeur douce et chaude, et de ce sang bénin et rectifié qui fait la joie.

Vous voyez de là que l’amour de la retraite et du silence n’est pas commun à tous les dévots ; et que, comme je vous le disais, c’est l’effet de leur complexion plutôt que de la piété. Au lieu que ces mœurs austères dont vous parlez sont proprement le caractère d’un sauvage et d’un farouche. Aussi vous les verrez placées entre les mœurs ridicules et brutales d’un fou mélancolique, dans la description que le P. Le Moyne en a faite au 7e livre de ses Peintures morales. En voici quelques traits. Il est sans yeux pour les beautés de l’art et de la nature. Il croirait s’être chargé d’un fardeau incommode, s’il avait pris quelque matière de plaisir pour soi. Les jours de fête, il se retire parmi les morts. Il s’aime mieux dans un tronc d’arbre ou dans une grotte que dans un palais ou sur un trône. Quant aux affronts et aux injures, il y est aussi insensible que s’il avait des yeux et des oreilles de statue. L’honneur et la gloire sont des idoles qu’il ne connaît point, et pour lesquelles il n’a point d’encens à offrir. Une belle personne lui est un spectre. Et ces visages impérieux et souverains, ces agréables tyrans qui font partout des esclaves volontaires et sans chaînes, ont le même pouvoir sur ses yeux que le soleil sur ceux des hiboux, etc.

Mon Révérend Père, je vous assure que si vous ne m’aviez dit que le P. Le Moyne est l’auteur de cette peinture, j’aurais dit que c’eût été quelque impie qui l’aurait faite à dessein de tourner les saints en ridicule. Car, si ce n’est là l’image d’un homme tout à fait détaché des sentiments auxquels l’Evangile oblige de renoncer, je confesse que je n’y entends rien. Voyez donc, dit-il, combien vous vous y connaissez peu ; car ce sont là des traits d’un esprit faible et sauvage, qui n’a pas les affections