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par Escobar au même lieu, n. 49: Il est permis de tuer celui qui vous dit: Vous avez menti, si on ne peut le réprimer autrement. Et on peut tuer de la même sorte pour des médisances, selon nos Pères; car Lessius, que le Père Héreau, entre autres, suit mot à mot, dit, au lieu déjà Cité: Si vous tâchez de ruiner ma réputation par des calomnies devant les personnes d'honneur, et que je ne puisse l'éviter autrement qu'en vous tuant, le puis-je faire? Oui, selon des auteurs modernes, et même encore que le crime que vous publiez soit véritable, si toutefois il est secret, en sorte que vous ne puissiez le découvrir selon les voies de la justice; et en voici la preuve. Si vous me voulez ravir l'honneur en me donnant un soufflet, je puis l'empêcher par la force des armes: donc la même défense est permise quand vous me voulez faire la même injure avec la langue. De plus, on peut empêcher les affronts: donc on peut empêcher les médisances. Enfin l'honneur est plus cher que la vie. Or on peut tuer pour défendre sa vie: donc on peut tuer pour défendre son honneur.

Voilà des arguments en forme. Ce n'est pas là discourir, c'est prouver. Et enfin, ce grand Lessius montre au même endroit n. 78, qu'on peut tuer même pour un simple geste, ou un signe de mépris. On peut dit-il, attaquer et ôter l'honneur en plusieurs manières, dans lesquelles la défense paraît bien juste; comme si on veut donner un coup de bâton, ou un soufflet, ou si on veut nous faire affront par des paroles ou par des signes, sive per signa.

O mon Père, lui dis-je, voilà tout ce qu'on peut souhaiter pour mettre l'honneur à couvert; mais la vie est bien exposée, si, pour de simples médisances ou des gestes désobligeants, on peut tuer le monde en conscience. Cela est vrai, me dit-il; mais comme nos Pères sont fort circonspects, ils ont trouvé à propos de défendre de mettre cette doctrine en usage en ces petites occasions, car ils disent au moins qu'à peine doit-on la pratiquer: practice vix probari potest. Et ce n'a pas été sans raison; la voici. Je le sais bien, lui dis-je; c'est parce que la loi de Dieu défend de tuer. Ils ne le prennent pas par là, me dit le Père; ils le trouvent permis en conscience, et en ne regardant que la vérité en elle-même. Et pourquoi le défendent-ils donc? Ecoutez-le, dit-il. C'est parce qu'on dépeuplerait un Etat en moins de rien, si on en tuait tous les médisants. Apprenez-le de notre Reginaldus, liv. 21, n. 63, Page 260: Encore que cette opinion, qu'on peut tuer pour une médisance, ne soit pas sans probabilité dans la théorie, il faut suivre le contraire dans la pratique; car il faut toujours éviter le dommage de l'Etat dans la manière de se défendre. Or il est visible qu'en tuant le monde de cette sorte, il se ferait un trop grand nombre de meurtres. Lessius en parle de même au lieu déjà cité. Il faut prendre garde que l'usage de cette maxime ne soit nuisible à l'Etat, car alors il ne faut pas le permettre, tunc enim non est permittendus.

Quoi! mon Père, ce n'est donc ici qu'une défense de politique, et non pas de religion? Peu de gens s'y arrêteront, et surtout dans la colère; car il pourrait être assez probable qu'on ne fait point de tort à l'Etat de le purger d'un méchant homme. Aussi, dit-il, notre Père Filiutius joint à cette raison-là une autre bien considérable, tr. 29, ch. 3, n. 51. C'est qu'on serait puni en justice, en tuant le monde pour ce sujet. Je vous le disais bien, mon Père, que vous ne feriez jamais rien qui vaille, tant que vous n'auriez point les juges de votre côté. Les juges, dit le Père, qui ne pénètrent pas dans les consciences, ne jugent que par le dehors de l'action, au lieu que nous regardons principalement à l'intention; et de là vient que nos maximes sont quelquefois un peu différentes des leurs. Quoi qu'il en soit, mon Père, il se conclut fort bien des vôtres qu'en évitant les dommages de l'Etat, on peut tuer les médisants en sûreté de conscience, pourvu