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peine à le mettre en train. Il me fit d'abord mille caresses, car il m'aime toujours; et après quelques discours indifférents, je pris occasion du temps où nous sommes pour apprendre de lui quelque chose sur le jeûne, afin d'entrer insensiblement en matière. Je lui témoignai donc que j'avais de la peine à le supporter. Il m'exhorta à me faire violence; mais, comme je continuai à me plaindre, il en fut touché, et se mit à chercher quelque cause de dispense. Il m'en offrit en effet plusieurs qui ne me convenaient point, lorsqu'il s'avisa enfin de me demander si je n'avais pas de peine à dormir sans souper. Oui, lui dis-je, mon Père, et cela m'oblige souvent à faire collation à midi et à souper le soir. Je suis bien aise, me répliqua-t-il, d'avoir trouvé ce moyen de vous soulager sans péché: allez, vous n'êtes point obligé à jeûner. Je ne veux pas que vous m'en croyiez; venez à la bibliothèque. J'y fus, et là, en prenant un livre: En voici la preuve, me dit-il, et Dieu sait quelle! C'est Escobar. Qui est Escobar, lui dis-je, mon Père? Quoi! vous ne savez pas qui est Escobar de notre Société, qui a compilé cette Théologie morale de vingt-quatre de nos Pères; sur quoi il fait, dans la préface, une allégorie de ce livre à celui de l'Apocalypse qui était scellé de sept sceaux? Et il dit que Jésus l'offre ainsi scellé aux quatre animaux, Suarez, Vasquez, Molina, Valentia, en présence de vingt-quatre Jésuites qui représentent les vingt-quatre vieillards? Il lut toute cette allégorie, qu'il trouvait bien juste, et par où il me donnait une grande idée de l'excellence de cet ouvrage. Ayant ensuite cherché son passage du jeûne: Le voici, me dit-il, au tr. I, ex. 13, n. 67. Celui qui ne peut dormir s'il n'a soupé, est il obligé de jeûner? Nullement. N'êtes-vous pas content? Non pas tout à fait, lui dis-je; car je puis bien supporter le jeûne en faisant collation le matin et soupant le soir. Voyez donc la suite, me dit-il; ils ont pensé à tout. Et que dira-t on, si on peut bien se passer d'une collation le matin en soupant le soir? Me voilà. On n'est point encore obligé à jeûner, car personne n'est obligé à changer l'ordre de ses repas. O la bonne raison, lui dis-je, Mais, dites-moi, continua-t-il, usez-vous de beaucoup de vin? Non, mon Père, lui dis-je, je ne le puis souffrir. Je vous disais cela, me répondit-il, pour vous avertir que vous en pourriez boire le matin, et quand il vous plairait, sans rompre le jeûne; et cela soutient toujours. En voici la décision au même lieu, n. 75: Peut-on, sans rompre le jeûne, boire du vin à telle heure qu'on voudra, et même en grande quantité? On le peut, et même de l'hypocras. Je ne me souvenais pas de cet hypocras, dit-il; il faut que je le mette sur mon recueil. Voilà un honnête homme, lui dis-je, qu'Escobar. Tout le monde l'aime, répondit le Père: il fait de si jolies questions! Voyez celle-ci, qui est au même endroit, n. 38 Si un homme doute qu'il ait vingt-un ans, est-il obligé de jeûner? Non. Mais si j'ai vingt-un ans cette nuit à une heure après minuit, et qu'il soit demain jeûne, serai-je obligé de jeûner demain? Non; car vous pourriez manger autant qu'il vous plairait depuis minuit jusqu'à une heure, puisque vous n'auriez pas encore vingt-un ans et ainsi ayant droit de rompre le jeûne, vous n'y êtes point obligé. O que cela est divertissant! lui dis-je. On ne s'en peut tirer, me répondit-il; je passe les jours et les nuits à le lire, je ne fais autre chose. Le bon Père, voyant que j'y prenais plaisir, en fut ravi, et continuant: Voyez, dit-il, encore ce trait de Filiutius, qui est un de ces vingt-quatre Jésuites, t. 2, tr. 27, part. 2, c. 6, n. 123: Celui qui est fatigué à quelque chose, comme à poursuivre une fille, est-il, obligé de jeûner? Nullement. Mais s'il s'est fatigué exprès pour être par là dispensé du jeune, y sera-t-il tenu? Encore qu'il ait eu