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ceux qu'on fait dans un entier oubli de Dieu, ne pourraient être imputés, puisqu'avant que de les commettre on n'a ni la connaissance du mal qui y est, ni la pensée de l'éviter, je me tournai vers mon Janséniste, et je connus bien, à sa façon, qu'il n'en croyait rien. Mais, comme il ne répondait point, je dis à ce Père: je voudrais, mon Père, que ce que vous dites fût bien véritable, et que vous en eussiez de bonnes preuves. En voulez-vous? me dit-il aussitôt; je m'en vais vous en fournir, et des meilleures: laissez-moi faire. Sur cela, il alla chercher ses livres. Et je dis cependant à mon ami: Y en a-t-il quelque autre qui parle comme celui-ci? Cela vous est-il si nouveau? me répondit-il. Faites état que jamais les Pères, les Papes, les Conciles, ni l'Ecriture, ni aucun livre de piété, même dans ces derniers temps, n'ont parlé de cette sorte: mais que pour des casuistes, et des nouveaux scolastiques, il vous en apportera un beau nombre. Mais quoi! lui dis-je, je me moque de ces auteurs-là, s'ils sont contraires à la tradition. Vous avez raison, me dit-il. Et à ces mots, le bon Père arriva chargé de livres; et m'offrant le premier qu'il tenait: Lisez, me dit-il, la Somme des péchés du Père Bauny, que voici, et de la cinquième édition encore, pour vous montrer que c'est un bon livre. C'est dommage, me dit tout bas mon Janséniste, que ce livre-là ait été condamné à Rome, et par les évêques de France. Voyez, me dit le Père, la page 9o6. Je lus donc, et je trouvai ces paroles: Pour pécher et se rendre coupable devant Dieu, il faut savoir que la chose qu'on veut faire ne vaut rien, ou au moins en douter, craindre, ou bien juger que Dieu ne prend plaisir à l'action à laquelle on s'occupe, qu'il la défend, et nonobstant la faire, franchir le saut et passer outre.

Voilà qui commence bien, lui dis-je. Voyez cependant, me dit-il ce que c'est que l'envie. C'était sur cela que M. Hallier, avant qu'il fût de nos amis, se moquait du Père Bauny, et lui appliquait ces paroles: Ecce qui tollit peccata mundi: "Voilà celui qui ôte les péchés du monde!" Il est vrai, lui dis-je, que voilà une rédemption toute nouvelle, selon le Père Bauny.

En voulez-vous, ajouta-t-il, une autorité plus authentique? Voyez ce livre du Père Annat. C'est le dernier qu'il a fait contre M. Arnauld; lisez la page 34, où il y a une oreille, et voyez les lignes que j'ai marquées avec du crayon; elles sont toutes d'or. Je lus donc ces termes:

Celui qui n'a aucune pensée de Dieu, ni de ses péchés, ni aucune appréhension, c'est-à-dire, à ce qu'il me fit entendre, aucune connaissance, de l'obligation d'exercer des actes d'amour de Dieu, ou de contrition, n'a aucune grâce actuelle pour exercer ces actes; mais il est vrai aussi qu'il ne fait aucun péché en les omettant, et que, s'il est damné, ce ne sera pas en punition de cette omission. Et quelques lignes plus bas: Et on peut dire la même chose d'une coupable commission.

Voyez-vous, me dit le Père, comment il parle des péchés d'omission, et de ceux de commission? Car il n'oublie rien. Qu'en dites-vous? O que cela me plaît! lui répondis-je; que j'en vois de belles conséquences! Je perce déjà dans les suites: que de mystères s'offrent à moi! Je vois, sans comparaison, plus de gens justifiés par cette ignorance et cet oubli de Dieu que par la grâce et les sacrements. Mais, mon Père, ne me donnez-vous point une fausse joie? N'est-ce point ici quelque chose de semblable à cette suffisance qui ne suffit pas? J'appréhende furieusement le distinguo: j'y ai déjà été attrapé. Parlez-vous sincèrement?