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on mettra son honneur à les conserver ; je dis même jusqu’à tuer pour une pomme. Vous vous plaindriez de moi, mes Pères, et vous diriez que je tire de votre doctrine des conséquences malicieuses, si je n’étais appuyé sur l’autorité du grave Lessius, qui parle ainsi, n. 68 : Il n’est pas permis de tuer pour conserver une chose de petite valeur, comme pour un écu, ou POUR UNE POMME, AUT PRO POMO, si ce n’est qu’il nous fût honteux de la perdre. Car alors on peut la reprendre et même tuer, s’il est nécessaire, pour la ravoir, et si opus est, occidere ; parce que ce n’est pas tant défendre son bien que son honneur. Cela est net, mes Pères. Et pour finir votre doctrine par une maxime qui comprend toutes les autres, écoutez celle-ci de votre P. Héreau, qui l’avait prise de Lessius : Le droit de se défendre s’étend à tout ce qui est nécessaire pour nous garder de toute injure.

Que d’étranges suites sont enfermées dans ce principe inhumain ! et combien tout le monde est-il obligé de s’y opposer, et surtout les personnes publiques ! Ce n’est pas seulement l’intérêt général qui les y engage, mais encore le leur propre, puisque vos casuistes cités dans mes Lettres étendent leur permission de tuer jusques à eux. Et ainsi les factieux qui craindront la punition de leurs attentats, lesquels ne leur paraissent jamais injustes, se persuadant aisément qu’on les opprime par violence, croiront en même temps que le droit de se défendre s’étend à tout ce qui leur est nécessaire pour se garder de toute injure. Ils n’auront plus à vaincre les remords de la conscience, qui arrêtent la plupart des crimes dans leur naissance, et ils ne penseront plus qu’à surmonter les obstacles du dehors.

Je n’en parlerai point ici, mes Pères, non plus que des autres meurtres que vous avez permis, qui sont encore plus abominables et plus importants aux États que tous ceux-ci, dont Lessius traite si ouvertement dans les doutes 4. et 10. aussi bien que tant d’autres de vos auteurs. Il serait à désirer que ces horribles maximes ne fussent jamais sorties de l’enfer, et que le diable, qui en est le premier auteur, n’eût jamais trouvé des hommes assez dévoués à ses ordres pour les publier parmi les Chrétiens.

Il est aisé de juger par tout ce que j’ai dit jusqu’ici combien le relâchement de vos opinions est contraire à la sévérité des lois civiles, et même païennes. Que sera-ce donc si on les compare avec les lois ecclésiastiques, qui doivent être incomparablement plus saintes, puisqu’il n’y a que l’Église qui connaisse et qui possède la véritable sainteté ? Aussi cette chaste épouse du fils de Dieu qui, à l’imitation de son époux, sait bien répandre son sang pour les autres, mais non pas répandre pour elle celui des autres, a pour le meurtre une horreur toute particulière, et proportionnée aux lumières particulières que Dieu lui a communiquées. Elle considère les hommes non seulement comme hommes, mais comme images du Dieu qu’elle adore. Elle a pour chacun d’eux un saint respect qui les lui rend tous vénérables, comme rachetés d’un prix infini, pour être faits les temples du Dieu vivant. Et ainsi elle croit que la mort d’un homme que l’on tue sans l’ordre de son Dieu n’est pas seulement un homicide, mais un sacrilège qui la prive d’un de ses membres ; puisque, soit qu’il soit fidèle, soit qu’il ne le soit pas, elle le considère toujours, ou comme étant l’un de ses enfants, ou comme étant capable de l’être.

Ce sont, mes Pères, ces raisons toutes saintes qui, depuis que Dieu s’est fait homme pour le salut des hommes, ont rendu leur condition si considérable à l’Église, qu’elle a toujours puni l’homicide qui les détruit comme un des plus grands attentats qu’on puisse commettre contre Dieu. Je vous en rapporterai quelques exemples non pas dans la pensée que toutes ces sévérités doivent être gardées, je sais que l’Église peut disposer diversement de cette discipline extérieure, mais pour faire entendre quel est son esprit immuable sur ce sujet. Car les pénitences qu’elle ordonne pour le meurtre peuvent être différentes selon la diversité des temps ; mais l’horreur qu’elle a pour le meurtre ne peut jamais changer par le changement des temps.