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subsister l’ordre de Dieu qui les défend ; et si vous aviez osé permettre d’abord ces homicides, vous les auriez permis ouvertement, malgré les lois de Dieu et des hommes. Mais, comme vous avez voulu les permettre insensiblement, et surprendre les magistrats qui veillent à la sûreté publique, vous avez agi finement en séparant vos maximes, et proposant d’un côté qu’il est permis, dans la spéculative, de tuer pour des médisances (car on vous laisse examiner les choses dans la spéculation), et produisant d’un autre côté cette maxime détachée, que ce qui est permis dans la spéculation l’est bien aussi dans la pratique. Car quel intérêt l’État semble-t-il avoir dans cette proposition générale et métaphysique ? Et ainsi, ces deux principes peu suspects étant reçus séparément, la vigilance des magistrats est trompée ; puisqu’il ne faut plus que rassembler ces maximes pour en tirer cette conclusion où vous tendez, qu’on peut donc tuer dans la pratique pour de simples médisances.

Car c’est encore ici, mes Pères, une des plus subtiles adresses de votre politique, de séparer dans vos écrits les maximes que vous assemblez dans vos avis. C’est ainsi que vous avez établi à part votre doctrine de la probabilité, que j’ai souvent expliquée. Et ce principe général étant affermi, vous avancez séparément des choses qui, pouvant être innocentes d’elles-mêmes, deviennent horribles étant jointes à ce pernicieux principe. J’en donnerai pour exemple ce que vous avez dit, page II, dans vos impostures, et à quoi il faut que je réponde : Que plusieurs théologiens célèbres sont d’avis qu’on peut tuer pour un soufflet reçu. Il est certain, mes Pères, que, si une personne qui ne tient point la probabilité avait dit cela, il n’y aurait rien à reprendre, puisqu’on ne ferait alors qu’un simple récit qui n’aurait aucune conséquence. Mais vous, mes Pères, et tous ceux qui tenez cette dangereuse doctrine, que tout ce qu’approuvent des auteurs célèbres est probable et sûr en conscience, quand vous ajoutez à cela, que plusieurs auteurs célèbres sont d’avis qu’on peut tuer pour un soufflet, qu’est-ce faire autre chose, sinon de mettre à tous les Chrétiens le poignard à la main pour tuer ceux qui les auront offensés, en leur déclarant qu’ils le peuvent faire en sûreté de conscience, parce qu’ils suivront en cela l’avis de tant d’auteurs graves ?

Quel horrible langage qui, en disant que des auteurs tiennent une opinion damnable, est en même temps une décision en faveur de cette opinion damnable, et qui autorise en conscience tout ce qu’il ne fait que rapporter ! On l’entend, mes Pères, ce langage de votre école. Et c’est une chose étonnante que vous ayez le front de le parler si haut, puisqu’il marque votre sentiment si à découvert, et vous convainc de tenir pour sûre en conscience cette opinion, qu’on peut tuer pour un soufflet, aussitôt que vous nous avez dit que plusieurs auteurs célèbres la soutiennent.

Vous ne pouvez vous en défendre, mes Pères, non plus que vous prévaloir des passages de Vasquez et de Suarez que vous m’opposez, où ils condamnent ces meurtres que leurs confrères approuvent. Ces témoignages, séparés du reste de votre doctrine, pourraient éblouir ceux qui ne l’entendent pas assez. Mais il faut joindre ensemble vos principes et vos maximes. Vous dites donc ici que Vasquez ne souffre point les meurtres. Mais que dites-vous d’un autre côté, mes Pères ? Que la probabilité d’un sentiment n’empêche pas la probabilité du sentiment contraire. Et en un autre lieu, qu’il est permis de suivre l’opinion la moins probable et la moins sûre, en quittant l’opinion la plus probable et la plus sûre. Que s’ensuit-il de tout cela ensemble, sinon que nous avons une entière liberté de conscience pour suivre celui qui nous plaira de tous ces avis opposés ? Que devient donc, mes Pères, le fruit que vous espériez de toutes ces citations ? Il disparaît, puisqu’il ne faut, pour votre condamnation, que rassembler ces maximes que vous séparez pour votre justification. Pourquoi produisez-vous donc ces passages de vos auteurs que je n’ai point ci-