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Quand vous avez entrepris de décider les cas de conscience d’une manière favorable et accommodante, vous en avez trouvé où la religion seule était intéressée, comme les questions de la contrition, de la pénitence, de l’amour de Dieu, et toutes celles qui ne touchent que l’intérieur des consciences. Mais vous en avez trouvé d’autres où l’État a intérêt aussi bien que la religion, comme sont celles de l’usure, des banqueroutes, de l’homicide, et autres semblables ; et c’est une chose bien sensible à ceux qui ont un véritable amour pour l’Église, de voir qu’en une infinité d’occasions où vous n’avez eu que la religion à combattre, vous en avez renversé les lois sans réserve, sans distinction et sans crainte, comme il se voit dans vos opinions si hardies contre la pénitence et l’amour de Dieu, parce que vous saviez que ce n’est pas ici le lieu où Dieu exerce visiblement sa justice. Mais dans celles ou l’État est intéressé aussi bien que la religion, l’appréhension que vous avez eue de la justice des hommes vous a fait partager vos décisions, et former deux questions sur ces matières : l’une que vous appelez de spéculation, dans laquelle, en considérant ces crimes en eux-mêmes, sans regarder à l’intérêt de l’État, mais seulement à la loi de Dieu qui les défend, vous les avez permis sans hésiter, en renversant ainsi la loi de Dieu qui les condamne ; l’autre, que vous appelez de pratique, dans laquelle, en considérant le dommage que l’État en recevrait, et la présence des magistrats qui maintiennent la sûreté publique, vous n’approuvez pas toujours dans la pratique ces meurtres et ces crimes que vous trouvez permis dans la spéculation, afin de vous mettre par là à couvert du côté des juges. C’est ainsi, par exemple, que, sur cette question, s’il est permis de tuer pour des médisances, vos auteurs, Filiutius, tr. 29, cap. 3, num. 52 ; Reginaldus, l. 21, cap. 5, num. 63, et les autres répondent : Cela est permis dans la spéculation, ex probabili opinione licet ; mais je n’en approuve pas la pratique, à cause du grand nombre de meurtres qui en arriveraient et qui feraient tort à l’État, si on tuait tous les médisants ; et qu’aussi on serait puni en justice en tuant pour ce sujet. Voilà de quelle sorte vos opinions commencent à paraître sous cette distinction, par le moyen de laquelle vous ne ruinez que la religion, sans blesser encore sensiblement l’État. Par là vous croyez être en assurance. Car vous vous imaginez que le crédit que vous avez dans l’Église empêchera qu’on ne punisse vos attentats contre la vérité ; et que les précautions que vous apportez pour ne mettre pas facilement ces permissions en pratique, vous mettront à couvert de la part des magistrats, qui, n’étant pas juges des cas de conscience, n’ont proprement intérêt qu’à la pratique extérieure. Ainsi une opinion qui serait condamnée sous le nom de pratique se produit en sûreté sous le nom de spéculation. Mais cette base étant affermie, il n’est pas difficile d’y élever le reste de vos maximes. Il y avait une distance infinie entre la défense que Dieu a faite de tuer, et la permission spéculative que vos auteurs en ont donnée. Mais la distance est bien petite de cette permission à la pratique. Il ne reste seulement qu’à montrer que ce qui est permis dans la spéculative l’est bien aussi dans la pratique. Or, on ne manquera pas de raisons pour cela. Vous en avez bien trouvé en des cas plus difficiles. Voulez-vous voir, mes Pères, par où l’on y arrive ? Suivez ce raisonnement d’Escobar, qui l’a décidé nettement dans le premier des six tomes de sa grande Théologie Morale, dont je vous ai parlé, où il est tout autrement éclairé que dans ce recueil qu’il avait fait de vos 24 vieillards ; car, au lieu qu’il avait pensé en ce temps-là qu’il pouvait y avoir des opinions probables dans la spéculation qui ne fussent pas sûres dans la pratique, il a connu le contraire depuis, et l’a fort bien établi dans ce dernier ouvrage : tant la doctrine de la probabilité en général reçoit d’accroissement par le temps, aussi bien que chaque opinion probable en particulier. Ecoutez-le donc In proeloq. n. 15. Je ne vois pas, dit-il, comment il se pourrait faire que ce qui parait permis dans la spéculation ne le fût pas dans la pratique, puisque ce