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louange. En vérité, si, à cette heure-là, les propriétaires les plus considérables de la localité avaient fait faillite l’un après l’autre, on y aurait à peine pris garde. La fièvre de la spéculation avait fait place à la fièvre des chemins de fer.

Le conseil paroissial s’assembla. Une pétition respectueuse, demandant que l’ancien cimetière fût approprié pour le passage de la voie, lui fut présentée. On l’adopta à l’unanimité. Il fut même question de voter à Lars, en témoignage de gratitude, une cafetière d’argent ayant la forme d’une locomotive ; on jugea pourtant qu’il serait mieux d’attendre pour cela que le plan tout entier eût été mis à exécution. La pétition fut transmise au conseil diocésain, et revint avec la demande d’une liste de tous les corps qui devaient être « transportés. » Le pasteur dressa cette liste ; mais, au lieu de l’envoyer directement à son adresse, il la fit passer, pour des raisons à lui connues, par l’intermédiaire du conseil paroissial. Ce fut Lars, en sa qualité de président, qui eut à ouvrir l’enveloppe et à faire lecture de la liste.

Or, il se trouva que le premier corps qui devait être exhumé était celui de son grand-père ! Un petit frisson parcourut l’assemblée… Lars lui-même tressaillit, mais continua pourtant sa lecture. Le second corps se trouva être celui du grand-père de Knud Aakre : ces deux hommes étaient morts à un petit intervalle l’un de l’autre. Knud bondit de son siège ; Lars s’arrêta ; chacun se regardait consterné, car le vieux Knud Aakre avait été, en son temps, le bienfaiteur de la paroisse et le plus aimé de ses contemporains. Il y eut, pendant quelques minutes, un silence de mort. Lars, enfin, s’éclaircit le gosier et continua à lire. Mais plus il avançait dans sa lecture, et plus les choses se gâtaient, car, à mesure qu’on se rapprochait de l’époque actuelle, les morts semblaient plus chers et sacrés. Quand il eut fini, Knud Aakre demanda tranquillement s’il ne semblait pas à chacun que l’air autour d’eux fût rempli d’esprits. Il commençait justement à faire sombre dans la salle et, bien qu’il n’y eût là que des hommes d’âge mûr, et en grand nombre, ils ne pouvaient se défendre d’être inquiets. Lars tira de sa poche un paquet d’allumettes et fit de la lumière, remarquant sèchement qu’il n’y avait là rien absolument qui ne fût déjà bien connu de tous.