Page:Biriukov - Léon Tolstoï, vie et oeuvre 3.djvu/375

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
353
VIE ET ŒUVRE

le recensement pour se familiariser avec les lieux. D’un coup il se plongea dans la misère qui régnait là, et comprit aussitôt l’impossibilité de réaliser l’œuvre rêvée. « Si étrange que cela paraisse, pour la première fois je compris clairement que l’œuvre par moi entreprise ne pouvait consister exclusivement à nourrir et vêtir mille personnes, comme on nourrit et abrite mille moutons, mais à faire le bien des hommes. Quand j’eus compris que chacun de ces milliers d’hommes était un être tout à fait comme moi, avec le même passé, les mêmes passions, les mêmes convoitises, les mêmes erreurs, les mêmes idées, les mêmes inquiétudes, l’œuvre que j’avais entreprise me parut tout à coup si difficile que j’eus conscience de mon impuissance. Mais elle était commencée, je la continuai. »

Puis vint le jour du recensement. Pendant que les recenseurs faisaient leur besogne, Tolstoï interrogeait les malheureux, apprenait les détails de leurs misères. Les renseignements obtenus lui permirent de classer ces malheureux en trois groupes : 1o ceux qui, ayant perdu leur situation, en attendaient le retour (parmi ceux-ci, il s’en trouvait de toutes les classes de la société) ; 2o les femmes perdues, très nombreuses dans ces maisons ; 3o les enfants.

La dernière tournée du recensement eut lieu la nuit, et Tolstoï la raconte ainsi :

« Nous entrâmes dans le cabaret sombre. Nous éveillâmes les garçons et ouvrîmes nos serviettes. On nous déclara que les gens, ayant appris qu’il y aurait recensement, voulaient quitter leurs logis. Nous demandâmes alors au propriétaire de fermer