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LÉON TOLSTOÏ

de cet état heureux de pureté, de communion avec Dieu, et vous rentrerez dans la vie des ténèbres, des nécessités d’État, qui justifient tout, même les violations de la loi divine. Si vous ne pardonnez pas, si vous exécutez les meurtriers, le résultat sera que, sur des centaines, vous aurez supprimé trois ou quatre individus ; or, le mal engendre le mal et à la place de ces trois ou quatre, il en apparaîtra trente ou quarante. Quant à vous, Sire, vous aurez perdu sans rémission ce moment qui, à lui seul, vaut toute une vie ; celui dans lequel vous pouviez accomplir la volonté de Dieu. Si vous ne le faites pas, vous quitterez pour toujours ce carrefour où vous pouviez choisir le bien au lieu du mal, et pour toujours vous vous trouverez pris dans cet engrenage du mal qu’on appelle la raison d’État. « Pardonnez, rendez le bien pour le mal, et des dizaines de malfaiteurs, des centaines, passeront non de votre côté, non du nôtre (cela n’a pas d’importance), mais de Satan à Dieu ; les cœurs de milliers et de milliers de vos sujets tressailleront de joie et d’attendrissement à la vue du bien prodigué du haut du trône en un moment aussi terrible pour un fils à qui l’on a tué son père.

« Sire ! Si vous faisiez cela, si vous appeliez ces hommes, leur donniez de l’argent, les envoyiez quelque part, en Amérique, et écriviez un manifeste commençant par ces paroles : « Et moi je vous dis : Aimez vos ennemis », je ne sais pas ce qu’éprouveraient les autres, mais moi, qui vaux peu de chose, je serais votre chien, votre esclave, je pleurerais d’attendrissement comme je pleure maintenant, chaque fois que j’entends votre nom.