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LÉON TOLSTOÏ

de vos deux lettres, qui, plus que jamais, nous furent précieuses dans notre trou. J’espère que votre santé est meilleure. On voit cela par vos lettres ; vous avez, je pense, exagéré. Laissez-moi le temps de me remettre et je songerai au moyen de m’arranger pour aller chez vous. Mais vous, suivant votre vieille et bonne habitude, quelque effort qu’il vous en coûte, n’allez pas à Moscou sans passer chez nous. La récolte chez nous est moyenne, mais le salaire des ouvriers énorme, si bien qu’en définitive on a peine à y trouver son compte. Pendant deux mois je n’ai pas sali mes doigts avec l’encre, ni mon esprit avec les pensées, mais maintenant je me remets à l’ennuyeuse et vulgaire Anna Karénine, avec le seul désir de m’en débarrasser au plus vite, afin de me laisser des loisirs pour d’autres occupations, pas pour les occupations pédagogigues, que j’aime, mais veux abandonner : elles prennent trop de temps. Je voudrais vous dire beaucoup, beaucoup de choses, mais je ne sais pas écrire. Il faut voir comme nous avons vécu dans un trou perdu de Samara. Il faut voir cette lutte qui se passe sous nos yeux, les campements des nomades (il y en a des millions sur un immense espace) avec l’agriculture primitive ; il faut sentir toute l’importance de cette lutte pour se convaincre que, s’il existe des destructeurs de l’ordre social, en tout cas il n’y en pas plus de deux ou trois, qui courent très vite et crient très haut, que c’est une sorte de parasitisme sur un chêne vivant, que le chêne n’a rien à voir avec eux, que ce n’est pas une fumée, mais une ombre de fumée. Pourquoi le sort m’a-t-il jeté à Samara ? Je l’ignore, mais je sais que j’ai entendu des discours dans le Parlement anglais