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LÉON TOLSTOÏ

de l’Église et de la Science qui nous ont amenés à la situation où nous sommes. Depuis des mois, des années, il ne se passe pas un seul jour sans supplices ni meurtres. Les uns se réjouissent quand les meurtres gouvernementaux sont plus nombreux que les meurtres révolutionnaires ; les autres quand beaucoup de propriétaires, de généraux, de marchands, de policiers, sont tués. D’un côté, on paie pour un meurtre dix et vingt-cinq roubles, d’un autre côté les révolutionnaires honorent les meurtriers et les glorifient comme de grands martyrs. Aux bourreaux volontaires, on paie cinquante roubles pour une exécution, et il s’est trouvé un homme pour proposer à un président de tribunal de faire ces exécutions au rabais — quinze roubles par tête. Je ne sais si les autorités ont accepté cette proposition.

« Oui, ne craignez pas ceux qui perdent le corps, mais ceux qui perdent le corps et l’âme… Tout cela je l’ai compris beaucoup plus tard, mais déjà je le sentais vaguement quand je plaidais pour ce malheureux soldat. Ce cas, je le dis, eut sur ma vie la plus grande influence, car pour la première fois j’ai senti : 1o que l’exécution de chaque violence suppose le meurtre ou la menace du meurtre, et que, par conséquent, toute violence est liée inévitablement au meurtre ; 2o que le mécanisme de l’État, inconcevable sans le meurtre, est incompatible avec le christianisme ; et 3o que ce que nous appelons la science est la même justification mensongère du mal existant que jadis la doctrine de l’Église.

« Aujourd’hui tout cela est clair pour moi, mais alors je n’avais que la conscience vague de ce mensonge dans lequel s’écoulait ma vie. »