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VIE ET ŒUVRE

père. C’est alors que j’appris que Vassili partait comme intendant à Tcherbatchevka. Je comprenais que c’était avantageux pour lui et m’en réjouissais, mais en même temps j’étais triste à la pensée de me séparer de lui, à l’idée qu’il ne serait plus à la réserve et ne nous y porterait plus sur un plateau ; mais je ne comprenais même pas et ne croyais pas qu’un tel changement pût s’accomplir. Je devins horriblement triste, et le motif : « Le rouble court ! » me parut infiniment mélancolique.

« Quand Vassili revint de chez notre tante et, avec un bon sourire, s’approcha de nous et nous baisa l’épaule, j’éprouvai pour la première fois de l’horreur et de la crainte devant l’inconstance de la vie, et de la pitié et de l’affection pour l’aimable Vassili. Quand, plus tard, je le rencontrai, je ne vis déjà plus en lui qu’un bon ou mauvais intendant, un brave homme, comme je le supposais, mais je ne retrouvai nulle trace de l’ancien sentiment fraternel, humain[1]. »

Les souvenirs de la tendre enfance se conservent par des voies mystérieuses quelconques qui échappent à la raison humaine, et non seulement ils se conservent, mais comme le grain jeté sur la bonne terre, ils germent quelque part, dans les profondeurs cachées de l’âme, et tout d’un coup, après bien des années, épanouissent au monde leur tigelle vert clair.

Telle semence, dans la tendre enfance, furent les

  1. Notes mises à ma disposition, en brouillon, et non corrigées. P. B.