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LÉON TOLSTOÏ

chez Féodor Ivanovitch, avec les enfants plus âgés.

« C’est là que j’éprouvai pour la première fois, et, par conséquent, plus fort que jamais, le sentiment qu’on appelle sentiment du devoir, la croix, dit-on, que chacun doit porter. J’avais du regret à laisser ce à quoi j’étais habitué (habitué depuis l’éternité). Cela m’était triste, poétiquement triste, de me séparer non tant des gens, de ma sœur, de ma bonne, de ma tante, que de mon lit, de mes rideaux, de ma descente de lit, de mon oreiller, et cette nouvelle vie où j’entrais me paraissait terrible. Je tâchais de la trouver gaie. Je tâchais de croire aux paroles douces avec lesquelles Féodor Ivanovitch m’attirait à lui ; je tâchais de ne pas voir le mépris avec lequel mes aînés me recevaient parmi eux, moi, le cadet. Je tâchais de penser que c’était honteux pour un grand garçon de vivre avec des fillettes, et que cette vie en haut, avec la bonne, n’avait rien de bon. Mais au fond de l’âme j’étais profondément triste, je savais que je perdais irrémédiablement l’innocence et le bonheur. Et seuls le sentiment de dignité et la conscience de remplir un devoir me soutenaient. Plusieurs fois dans le cours de ma vie, il m’est arrivé de vivre de pareils moments. Aux carrefours de la vie, en m’engageant dans de nouveaux chemins, j’éprouvais la douleur douce de l’irrévocable, de l’irréparable. Je n’avais jamais pu croire que ce serait, bien qu’averti qu’on me ferait passer chez les garçons. Mais je me rappelle que la robe de chambre avec la