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nement républicain pour obtenir une faveur dont il était si facile d’abuser. Il est vrai que ce gouvernement pouvait concevoir l’espoir de voir s’introduire ainsi sur le continent des procédés de fabrication qui allaient créer d’immenses richesses nationales, et permettre de rivaliser avec l’Angleterre.

D’abord, tout marcha à souhait. Une certaine quantité d’ouvriers enrôlés et séduits par l’or de Liévin Bauwens, s’embarquèrent secrètement pour Hambourg. Un second convoi se disposait à les suivre, lorsque arrivé à Gravesend, port de Londres, avec d’autres ouvriers et les marchandises qui recélaient son trésor caché, l’audacieux industriel, qui surveillait à distance l’embarquement, faillit devenir lui-même victime de son aventureuse entreprise, si adroitement combinée. La femme d’un nommé Harding, son principal ouvrier, probablement soudoyée par les Anglais, vint s’opposer violemment au départ de son mari. Il s’ensuivit une scène tumultueuse ; la police survint et arrêta Harding. Bauwens, qui était dans le voisinage, n’échappa au sort qui lui était réservé qu’en s’esquivant au plus vite dans la foule, ce qu’il put faire facilement sans être reconnu, grâce à son costume, à son langage, à ses allures qui le faisaient ressembler aux autres curieux, réunis aux abords du port.

Il retourna en toute hâte à Londres, y fréta un navire et se trouvait déjà en pleine mer, quand la force armée courut cerner la maison d’Undershell, son ancien patron, pour s’emparer de la personne du fugitif. Plusieurs bâtiments anglais furent mis à sa poursuite ; l’un d’eux faillit l’atteindre à la hauteur de Hambourg, mais il parvint dans ce port heureusement assez à temps pour échapper à la captivité.

Dans l’intervalle, les machines placées à bord du navire en partance à Gravesend, furent saisies, ainsi que celles qui étaient préparées à Manchester pour la même destination. Les pertes d’argent que Bauwens subit dans ces fâcheuses circonstances furent considérables ; mais elles lui paraissaient insignifiantes, en comparaison du prix qi’il attachait à ses mécaniques. Un agent infidèle de Londres profita en même temps de cette occasion, pour s’approprier une somme de 250,000 fr. qu’il lui avait laissée en dépôt.

Liévin Bauwens, qui n’avait encore atteint que l’âge de vingt-neuf ans, avait déjà fait alors trente-deux voyages en Angleterre. Il arriva enfin sain et sauf en France avec quarante ouvriers et les machines qu’il avait déjà expédiées précédemment. Dénoncé à Londres pour avoir commis un crime digne du dernier supplice, d’après les lois anglaises, il vit son procès s’instruire régulièrement et son accusateur Erskine, avocat du roi, requérir contre lui la peine capitale à la Chambre des Lords. « M. Liévin Bauwens, s’écria ce magistrat dans son réquisitoire, non content de nous avoir dérobé le secret de tanner (pour lequel il est venu dans ce pays et, après trois ans de résidence, est retourné en Flandre, où il établit à Gand une tannerie si immense qu’il envoie à notre propre marché une grande quantité de cuirs qui s’y vendent plus cher que les meilleurs cuirs de Londres même), revint encore dans le dessin de frustrer ce pays de la branche la plus essentielle de son commerce, c’est-à-dire la manufacture du coton. A cet effet il a débauché des artisans et fait construire un grand nombre de machines, à Manchester, dans l’intention de les exporter en France ; mais elles sont maintenant saisies dans les magasins de cette ville. C’était une conspiration de la plus haute importance, qui tendait à nous priver de cette branche de manufacture qui nous est chère comme la prunelle de nos yeux. » Il fut condamné à mort et pendu en effigie sur une des places de Londres, pendant que son associé, Harding, encourait la peine de la déportation, comme étant son principal complice.

Échappé comme par miracle à ses persécuteurs, Liévin Bauwens s’occupa aussitôt de réunir et de combiner tous ses moyens d’action. Malgré l’état incomplet de ses machines, il parvint, avec sa tenacité habituelle, à fonder une première filature à la mécanique dite Mull-Jenny,