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LA MÉMOIRE

à un autre ; le second la raconte à un troisième, et ainsi de suite. Tous ces récits se font sous l’œil du maître, qui surveille, encourage la précision et l’exactitude, et empêche que l’expérience dégénère en plaisanterie, comme dans les jeux de société, où chacun ajoute volontairement de petites inventions pour faire rire ; cela supprime tout l’intérêt ; il faut au contraire que les colporteurs de la nouvelle fassent un sérieux effort pour rester des échos fidèles, sans rien ajouter, ni retrancher ; car les inventions sont intéressantes surtout quand elles se produisent involontairement et inconsciemment. J’ai fait cet essai dans une école primaire ; le directeur m’assistait : les élèves venaient tour à tour dans son cabinet ; tout se fit avec le plus grand sérieux. Aussitôt après avoir terminé son récit, chaque élève allait dans la pièce à côté ; il écrivait le récit qu’il venait de faire, afin qu’on pût en garder la trace. En comparant ces diverses versions au récit original, on vit que souvent les enfants reproduisent exactement ce qu’on leur a dit, mais que parfois ils amplifient et dramatisent. C’est le plus souvent le sens, et comme la direction du récit qui sont exagérés ; si, par exemple, il s’agit de l’histoire d’un accident, on peut être sûr que le nombre des morts va augmenter de bouche en bouche.

On comprend combien ces recherches, qui à première vue relèvent de la psychologie amusante, sont grosses de conséquences pratiques pour l’appréciation des témoignages ; elles montrent qu’il arrive souvent à la mémoire d’être viciée par une imagination que le jugement ne tient pas suffisamment en bride. La bonne foi du témoin peut être complète ; il affirme, et il croit n’affirmer que ce dont il est sûr, ce qu’il a réellement vu ; mais, à son insu, sa mémoire est envahie par son imagination, comme par une plante parasite ; ce qu’il croit se rappeler, c’est lui qui l’invente. Et ce qu’il y a encore de bien particulier,