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LES IDÉES MODERNES SUR LES ENFANTS

si nous n’avons pas la moindre idée des quatre-vingt-dix-neuf théorèmes précédents sur lesquels on appuie sa démonstration. C’est là une comparaison qui explique bien l’état de confusion où serait l’esprit d’un anormal, s’il cherchait à comprendre la leçon qui le dépasse de cent coudées.

En maintenant un enfant dans une classe trop forte pour lui, on méconnaît le grand, le plus grand principe de la pédagogie ; il faut procéder du facile au difficile. Cette méconnaissance est universelle, elle donne lieu à des erreurs déplorables, commises par des maîtres qui sont fort intelligents, mais qui ignorent complètement la pédagogie. Car, on ne saurait assez le dire, l’ignorance de la pédagogie atteint aujourd’hui des proportions fantastiques. À chaque instant, je constate qu’un élève est mis aux prises avec un travail trop difficile pour lui ; mais le maître s’en console facilement avec cette supposition toute gratuite que « cela le fera toujours travailler ». Je voyais dernièrement une jeune fille à qui, pour ses débuts dans l’art plastique, on faisait copier un buste d’un mouvement compliqué « Vous aurez du mal, lui dit son professeur, mais vous apprendrez beaucoup. » Pourquoi ne pas envoyer un ignorant entendre des leçons de calcul différentiel ? Ce serait absolument le même genre d’erreur. Un peu de difficulté est une bonne chose, c’est un stimulant pour l’élève ; mais trop de difficulté décourage, dégoûte, fait perdre un temps précieux, et surtout fait prendre de mauvaises habitudes de travail ; on est obligé de faire des essais inexacts, dont on ne se corrige pas, car on n’est pas capable de les juger, on prend son parti de ne pas les comprendre, et on travaille à l’aveugle, c’est-à-dire fort mal. Il en résulte une désorganisation de l’intelligence, alors que le but précis de toute éducation est d’organiser. J’ai vu faire la même erreur à des parents trop zélés qui s’indignaient qu’un jeune enfant eût peur et voulaient le