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INTRODUCTION

car si ces rapports n’avaient pas existé, Binet n’aurait pas osé les inventer dans des lettres dont les destinataires étaient des témoins attentifs de la vie de Ronsard[1], encore moins dans des documents rendus publics au lendemain même de la mort de Ronsard[2]. Il aurait craint d’être démenti publiquement et de perdre ainsi l’estime des honnêtes gens et la faveur des grands seigneurs, qui l’une et l’autre lui étaient utiles. Mais je crois que ces rapports familiers ne remontent guère au delà de 1583 et que Binet n’a pas hésité à en prolonger la durée dans le passé, à en exagérer le caractère intime, pour se faire valoir auprès de ses contemporains, se grandir aux yeux de la postérité, et donner à la biographie du poète les apparences d’une œuvre documentée aux meilleures sources.

S’il avait dit vrai, en effet, comment expliquer que son nom ne se rencontre pas une seule fois dans les vers de Ronsard avant la première édition posthume, et, d’autre part, que ses renseignements soient tirés principalement des œuvres imprimées du poète, même quand il prétend rapporter l’expression orale de sa pensée et de ses sentiments ? Ce qui est le plus déconcertant, c’est ce ton d’évidente satisfaction qu’il prend en songeant à la gloire qu’il ne manquera pas de retirer de ses relations avec le grand homme, le plaisir qu’il ressent à dire « comme il m’a dit maintes fois », même quand il rapporte une conversation supposée d’après un passage des Œuvres[3].

Est-ce à dire que ces conversations soient toutes et entièrement une invention de Binet ? Il serait très injuste de le penser. Évidemment l’autorité de son témoignage se trouve amoindrie par toutes ces considérations, et l’on peut se demander jusqu’à quel point il dit vrai même dans les passages 1, 2, 7, 11 et 12 ci-dessus reproduits. Toutefois il est bien possible que Ronsard ait répété en conversations ce qu’il avait écrit et publié, et d’autre part l’on peut expliquer dans une certaine mesure que Binet se soit cru obligé de recourir au texte écrit. N’ayant pas pris de notes au moment où Ronsard parlait, il a craint peut-être que sa mémoire ne fût infidèle et ne déformât la pensée du poète. Il eut alors l’idée de chercher dans les Œuvres les passages qui pour le sens se rapprochaient le plus de ce qu’il avait entendu, et il les nota tels quels, ou à peu près, avec une sorte de scrupule, comparable, toutes proportions gardées, à celui des ministres de la religion insérant dans leurs sermons des textes sacrés qu’ils développent. Si parfois sa conscience fut inquiète à ce sujet, il put la rassurer en considérant que ces textes de Ronsard, qu’il présentait comme des confidences personnelles, correspondaient à une réalité que son oreille avait perçue. S’il eut des remords véritables et obsédants, ce fut seulement à propos de Cassandre et d’Hélène, dont Ronsard ne lui avait probablement pas parlé : c’est ce qui expliquerait que lors de sa troisième rédaction, après dix ans de réflexion, il eût supprimé toute trace de confidence dans les passages qui les concernent ; il se récompensa d’ailleurs

  1. Par ex. Scév. de Sainte-Marthe, sollicité de collaborer au « tombeau » de Ronsard — Galland, Dorat, Baïf, Jamin, Desportes, Pasquier, De Thou, l’auraient traité d’imposteur.
  2. 1o  La Vie de Ronsard ; 2o  l’Eglogue intitulée Perrot ; 3o  la dédicace de l’édition de 1587 au roi de France.
  3. Cf. Mlle Evers, op. cit., Introd., p. 19.