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encore abouti. Mais ce prétexte, unique maintenant, du retard de cette commission, ne tenait plus debout. M. de Landré voyait arriver le moment où il serait obligé de signer un non-lieu ou de se voir dessaisi de l’affaire, ce qui équivalait à une punition grave.

Et pourtant, pourtant, tout son fond d’honnête homme, toute son expérience de juge lui disaient, de plus en plus, que Charfland était le coupable, mais… il n’avait toujours aucune preuve !

Tout ce qui précède était passé par l’esprit de M. de Landré alors qu’il tenait en main le papier portant le nom « Nounlegos », et le temps passait.

Lorsqu’il revint à lui et qu’il constata que depuis près d’une heure son esprit travaillait à se remémorer le passé, il fut surpris de n’avoir pas reçu les renseignements demandés à son secrétaire. Celui-ci appelé l’informa que les recherches faites à toutes les sources possibles de renseignements n’avaient pas abouti : Nounlegos était inconnu !

Il ordonna d’introduire l’énigmatique visiteur.

Un étrange petit vieillard se présenta, le dos très voûté, vêtu de vêtements de coupe ancienne ; il s’avançait, non pas l’air timide mais d’une allure décelant son manque d’habitude de démarches de ce genre ; ses deux grands yeux clignotant constamment, comme sous l’effet de la fatigue, s’abritaient sous de grosses lunettes ; son crâne, absolument chauve, était plissé de rides.

Il donnait l’impression d’un être las, usé par une vie matérielle pénible, par une vie morale intense ; aussi M. de Landré fut-il surpris de la fraîcheur et de la clarté de la voix de cet homme bizarre qui, sans aucun préambule, lui déclara :

« Monsieur le juge, vous êtes chargé, n’est-ce pas, d’une affaire curieuse où l’inculpé Charfland, que vous tenez comme coupable, se prétend innocent et contre lequel vous n’avez pu relever aucune preuve certaine de culpabilité. Je viens vous dire que je puis lever tous vos doutes.

— Comment cela ? interrompit malgré lui le juge.

— Je sais lire la pensée ! Je lirai donc dans le cerveau de Charfland et vous dirai ce qu’il pense.

— Ah çà, est-ce un fou ? » se demanda M. de Landré, puis tout haut :

« Monsieur, avant d’aller plus loin, permettez-moi de vous poser une question par laquelle, d’ailleurs, j’aurais dû commencer cet entretien : Qui êtes-vous ? Où habitez- vous ? Quelles sont vos occupations, vos références ? Ce n’est qu’une fois renseigné sur ces points que je pourrai écouter votre proposition. »

Le petit vieillard eut un sourire plein d’une délicieuse ironie, tant ces préoccupations lui paraissaient mesquines en regard de ce qu’il venait offrir ; il répondit laconiquement :

« Je m’appelle Nounlegos.

« J’habite 17, rue des Saules, à Bondy.

« Je suis rentier et poursuis mes études dans mon laboratoire privé.

« Vivant seul, sans aucunes relations, je n’ai pas de références à vous citer. »

Puis il se tut, son sourire fin paraissant s’intéresser à l’embarras qui se lisait sur la figure du magistrat.

Ce dernier reprit :

« À défaut de références personnelles, vous pouvez toujours me citer des références scientifiques qui ne doivent pas vous manquer, si, comme vous le dites, vos études vous ont amené à pouvoir réaliser l’extraordinaire proposition que vous venez de me faire. »

Le sourire de Nounlegos disparut, et c’est d’une voix plus grave qu’il déclara :

« Je travaille absolument seul, depuis trente à quarante ans, le problème que je me suis posé : « Lire dans le cerveau humain » ; je n’ai jamais fait aucune communication et mes recherches sont inconnues du monde scientifique. Pour les faire connaître, j’attends le moment où j’aurai solutionné complètement le problème très vaste que je cherche ; cela me demandera peut-être encore dix ans, peut-être vingt, peut-être même n’y arriverai-je jamais ! Je n’ai donc encore aucune référence parmi les savants officiels.

« Je suis arrivé à pouvoir déchiffrer la pensée d’un être humain mis dans l’obligation de se prêter à l’expérience, car il faut des appareils spéciaux.

« Pour me rendre compte, sur un cas réellement intéressant, si ma méthode, telle qu’elle est, est susceptible de rendre des services, je viens mettre mon expérience à votre disposition pour examiner Charfland.

« Notez bien qu’en faisant cela, je ne poursuis aucun avantage particulier ; l’essai que je tenterai ne pourra que profiter à la justice. On dit que vous allez être obligé de signer la mise en liberté de Charfland ; si celui-ci est innocent, vous serez libéré de tout remords futur ; s’il est coupable, vous trouverez certainement, dans la pensée de cet homme, de quoi constituer les preuves qui vous manquent. »