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Nounlegos

Un jour, pour essayer de provoquer un mouvement de protestation chez celui qu’il soupçonnait vaguement, il lui dit à brûle-pourpoint : « Et si je vous faisais arrêter ! » Charfland ne sourcilla même pas et déclara « En quoi l’arrestation d’un innocent pourrait-elle faire avancer votre instruction ? »

Le manque d’émotion à l’annonce de cette éventualité redoutable, le ton de la réponse, tout indiquait que l’homme s’attendait à la question et avait réfléchi d’avance à ce qu’il répondrait.

À partir de ce moment, les soupçons du juge prirent corps, mais ils n’étaient basés que sur des impondérables qui ne permettaient aucune action de la justice.

Une indication précieuse lui fut fournie par l’un de ses amis, célèbre docteur de la Salpêtrière, qui avait fait partie de la commission chargée d’examiner Thérèse Vila.

Mis au courant des soupçons du juge, il le pria de renouveler la confrontation qui n’avait donné aucun résultat, de l’inculpée et du témoin ; lui, docteur, assistant à la scène, dissimulé par une tenture.

Voici ce que remarqua l’homme de l’art :

Thérèse Vila est assise dans le cabinet du juge, face à la porte ; lorsqu’au coup de sonnette, Charfland est introduit, elle se lève comme mue par un ressort, mais le témoin lui lance un regard froid qui semble la subjuguer et elle se rassoit doucement, comme résignée. La suite de la scène ne présente aucun intérêt ; M. Charfland ne paraît faire aucun cas de la malheureuse créature qui est là ; aucune contradiction ne se révèle dans les réponses que les deux font aux questions du magistrat.

La confrontation terminée, Charfland parti, Thérèse Vila toujours là, le docteur soulève la tenture et entre à son tour en scène ; d’un geste, il fait signe au juge de ne pas intervenir et s’avance doucement vers l’accusée ; il paraît la reconnaître, s’informe en paroles aimables de son état ; il approche une chaise et s’assied près d’elle, lui prend les mains, continuant sa conversation presque à voix basse ; la regardant fixement, il fait quelques passes sur sa tête…

« Elle dort, » chuchote-t-il alors, en attirant l’attention du juge.

D’une voix non élevée, mais volontaire :

« Vous connaissez Charfland ?

— Oui, répond-elle en tressaillant à ce nom.

— L’aimez-vous ?

— Oh ! non !

— Vous fait-il peur ?

— Oh ! oui !

— Dites ce qu’il vous a commandé de faire, ce qu’il vous a commandé de dire. »

Le visage de l’endormie révèle les traces d’une intense lutte interne ; elle semble de ses mains vouloir repousser une vision atroce, puis, comme courbée sous une volonté supérieure, elle murmure :

« Non, je ne peux pas… il me l’a défendu ! »

Le docteur, par d’autres passes, rend plus profond le sommeil magnétique ; il tend toute sa volonté psychique pour arracher son sujet à l’étreinte antérieure, mais il n’y parvient pas.

Haletante, la pauvre fille ne peut que répondre : « Non ! Non ! »

Prolonger l’expérience serait dangereux ; le docteur calme la patiente, la réveille doucement ; il prie le juge de lui faire apporter un réconfortant.

Puis à voix basse :

« Mon ami, vous avez raison ; cette fille est innocente ; Charfland, qui la domine, a bien des chances d’être le coupable : mais ma science ne peut plus rien, l’emprise du criminel est trop forte, il faut que la vérité vienne d’un autre côté. En attendant, ce serait une bonne action que de faire améliorer la situation matérielle de cette misérable, car je comprends que, juridiquement, vous ne puissiez encore la faire mettre en liberté.

— Pas plus que je ne puis faire arrêter Charfland, » répondit le juge, encore ému, malgré son impassibilité professionnelle, de ce qui venait de se passer devant lui.

Il fallait d’autant plus prendre de précaution vis-à-vis de Charfland que celui-ci se disait citoyen des États-Unis d’Amérique, né de parents français.

Il avait montré quelques papiers justifiant ses dires, non complets au point de vue légal, mais reconnus en général comme suffisants pour des étrangers voyageant en France pour leur agrément.

Par la voie diplomatique, bien lente, mais dont on ne pouvait se passer dans ce cas, le juge avait demandé dès le début de l’enquête des renseignements complémentaires en Amérique et avait même fait envoyer au Service de sûreté de là-bas, un signalement détaillé avec photographies de l’homme qu’il voulait démasquer ; il n’avait pu malheureusement joindre la fiche anthropométrique car le bertillonnage, appliqué à un étranger non inculpé, aurait pu créer des incidents diplomatiques. L’envoi se bornait donc à une description signalétique verbale faite par des limiers habiles qui avaient pu examiner Char-