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Lectures pour Tous

les yeux et étirant les membres ; le portier qui éteignait les lampes du vestibule remarque : « Encore un qui s’était endormi ; les ouvreuses ne pensent toujours qu’à décamper au premier signal de la retraite ! »

Charfland retourne au café, demande sa musette qui lui est remise, met une pièce blanche dans le tronc placé sur le comptoir, remercie, passe au lavabo où il vérifie le précieux contenu de la modeste musette et s’en va.

Puis (il fait noir maintenant, remarque à voix haute le juge) l’assassin se dirige vers les quais ; il s’arrête sous la pile d’un des nouveaux ponts, s’assure que personne ne le regarde et procède comme il a d’ailleurs soin de l’expliquer à haute voix : « Quelle bonne idée j’ai eu de noter cette remarque faite par un camarade de la « Bande invisible » qui a travaillé comme maçon à ce pont, que, derrière cette pierre, il y a un vide qui pouvait servir de bonne cachette. J’ai travaillé ici bien souvent, par reprises d’une demi-heure à une heure par nuit ; personne ne m’a jamais dérangé, aussi la pierre est-elle actuellement proprement descellée ; j’enlève les baguettes peintes qui imitent bien les joints ; grâce à ce ciseau plat, j’enlève la pierre, ah ! elle est lourde, mais je suis fort. Maintenant, pour éviter la détérioration de ces précieux bouts de papier, entourons la musette de cette toile caoutchoutée ; avec cette solution, collons-la de manière à rendre le paquet étanche. Le voici en place, mais quand le reverrai-je ? S’il faut attendre des mois, des années même, j’aurai la patience, l’enjeu en vaut la peine… Remettons la pierre ; avec ce ciment que j’avais pris soin d’emmagasiner dans la cachette, un peu d’eau de la Seine, et cette mignonne truelle, voici de quoi faire un nouveau joint. Là, c’est fait. Enfin !

« Maintenant nettoyons la place. Le reste du ciment, le truelle, l’appareil à signer, la canne… à la Seine !

Toujours personne aux alentours ? Bien, je peux changer de costume…

« Me voici redevenu le paisible Charfland.

Et maintenant, la Justice peut venir ! »

En arrivant sous la pile du pont, les gardiens furent obligés de faire asseoir l’inculpé sur une vieille caisse qui traînait là : il ne pouvait se tenir debout ; il était livide, de grosses gouttes de sueur coulaient sur son visage ; de plus en plus tremblant, son masque lui donnait l’aspect d’une bête aux abois.

Lorsque son sosie eut prononcé sa dernière phrase : « Et maintenant, la Justice peut venir ! » M. de Landré, s’adressant directement à l’inculpé et le désignant du doigt, lui cria :

« La Justice est venue, Charfland, elle est là et vous demande compte de vos crimes ! »

L’assassin blêmit encore. Sur le point de s’évanouir, il ne put que murmurer « Mais qui donc m’a vu ? Qui donc m’a livré ? Je n’avais pourtant de complices !

— Greffier, dit M. de Landré, inscrivez les aveux du coupable.

Et le greffier, sans protestation du misérable qui n’était plus qu’une loque humaine, nota les aveux attendus.

Charfland, vous reconnaissez exacte la reconstitution à laquelle vous venez d’assister ?

— À quoi servirait-il de nier, maintenant, puisque vous avez toutes les preuves ?

— C’est bien ! Inspecteurs, reconduisez l’inculpé en prison ! »

Ainsi se termina cette sensationnelle reconstitution d’un crime qui avait, à juste titre, passionné l’opinion publique tout entière.

Malgré toutes les demandes de l’avocat, le juge refusa de le mettre, lui et l’accusé, au courant des moyens qu’il avait employés pour la découverte de tous les détails de l’affaire.

« Les droits de la défense ont été respectés, il ne reste maintenant que les aveux du coupable ! » se borna à répondre le juge.

Le soir même de cette épique journée, Max Semper visita Charfland dans sa cellule.

Il réussit à faire naître dans son esprit la croyance que la « Bande invisible » était pour quelque chose dans la découverte de son crime. La Bande, à l’annonce du crime, avait bien deviné que c’était lui Charfland qui en était l’auteur, et qu’il était par suite en possession des dix millions. La Bande avait alors dépêché à Paris deux acolytes pour lui réclamer la part commune ; mais Charfland avait refusé de reconnaître ses associés et n’avait pas répondu aux signes de ralliement qui lui avaient été faits.

Jugeant que Charfland voulait s’approprier la totalité du vol, la Bande avait ouvert une enquête dont les résultats avaient été communiqués anonymement au juge ; cette enquête avait été le point de départ de l’instruction qui avait abouti.

Charfland, sûr de ce qui l’attendait, livra alors à Max Semper, par esprit de vengeance, tout ce qu’il savait de la « Bande