Page:Bigot - Nounlegos, 1919.djvu/31

Cette page a été validée par deux contributeurs.
645
Nounlegos

Tous les assistants, à ce moment, constatent que l’inculpé est livide : le juge d’instruction lui fait remarquer : « Vous voyez, Charfland, que tout est bien reconstitué. Continuez-vous à garder le silence ? Si oui, nous allons vous suivre avec le produit de vos crimes ! »

À sa sortie du bureau, Jeo Helly est le point de mire des employés présents dans le hall et l’on entend cette réflexion : « Faut-il être fou pour promener ainsi une aussi grosse fortune ! »

Sans s’émouvoir, le porteur des dix millions franchit la grille d’entrée, tourne à droite et recommence à parcourir un circuit bizarre. Tout en marchant, il défait son pardessus ; il entre dans une allée où, rapidement, il glisse la serviette dans une sorte d’étui-musette de couleur cachou et passe la courroie de manière à porter la charge sur son épaule ; dans une autre allée qui conduit à un salon de coiffure situé à l’entresol, il se débarrasse de sa fausse barbe, fait de sa cravate régate truquée un grand nœud et transforme son chapeau mou en chapeau rond ; sur la rampe de l’escalier qui n’aboutit que chez le coiffeur, il dépose son pardessus, après avoir fait sauter le nom du magasin où il se l’est procuré : « Ce serait bien étonnant qu’il arrive d’ici à Préfecture. »

Il est de nouveau dehors, avec un aspect sous lequel l’on n’aurait pu discerner le Jeo Helly précédent.

Dans un grand café, il confie sa précieuse musette à la caissière. « Je reprendrai ce colis d’ici deux à trois heures. »

« Maintenant, ajoute-t-il pour lui-même, il faut que Charfland renaisse ! »

Il hèle un taxi et se fait conduire non loin de la pension de famille vers laquelle il se dirige à pied. Arrivé à destination, il entre délibérément, monte et ouvre doucement la porte avec une fausse clef. Chez lui, il procède à une nouvelle transformation et apparaît comme au moment de son départ.

Il sonne pour demander à Thérèse si quelque courrier est arrivé pour lui ; sur réponse négative, il s’en va, passe lentement devant la loge et, d’un coup d’œil, s’assure que la concierge l’a bien vu.

D’un pas tranquille, il se dirige vers un restaurant où il déjeune fréquemment.

Il s’assied, pendant que l’inculpé, toujours encadré de ses deux inspecteurs, prend place avec les autres témoins à une table voisine. C’est là que le déjeuner annoncé par M. de Landré est servi. C’est un entr’acte ; tous mangent de bon appétit, à l’exception du vrai Charfland qui essaie en vain de faire bonne contenance.

Cet entr’acte est suivi d’un autre : le café est pris dans un établissement proche où Charfland passe ostensiblement devant la caisse et devant des habitués dont il est certainement connu.

Le juge d’instruction prend alors la parole et dit : « Messieurs, en sortant d’ici, l’assassin a passé l’après-midi dans un cinéma où il allait assez souvent ; en entrant, il a eu soin d’échanger quelques mots avec la caissière, le portier, l’ouvreuse. Pour gagner du temps, nous brûlerons cette étape ; nous nous supposerons arrivés à la chute du jour et nous nous transporterons au dit cinéma pour continuer la reconstitution à partir de la fin de la représentation. »

L’inculpé semble ne plus écouter et concentrer toutes ses forces pour rester debout.

Dans le vestibule de la salle de spectacle, Charfland se reprend à monologuer :

« Tout le monde est presque sorti. »

Puis il se cache sous l’ample tenture qui ferme la salle et observe « Tout est éteint, c’est bien ». Il rentre alors dans la salle, se déshabille à nouveau, retourne ses vêtements et, en quelques instants, redevient l’homme porteur de la musette ; il sort en s’essuyant