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Lectures pour Tous

La chambre à droite de la galerie près de l’entrée avait été affectée à M. Charfland ; à partir du petit salon, les quatre chambres sur l’avenue avaient été affectées dans l’ordre suivant, à M. A.-H. Terrick, Mme Terrick, les deux enfants, la gouvernante.

La chambre sur cour, occupant l’angle intérieur formé par la galerie et le couloir, contiguë à la chambre de M. Charfland, était restée libre et servait de nursery aux petites Terrick.

Mme Durand n’avait, comme bonne permanente couchant dans l’appartement, que Thérèse Vila ; elle était, en tout temps, à la disposition de la clientèle ; suivant l’importance de celle-ci, une ou plusieurs femmes de ménage venaient, chaque jour, faire les travaux nécessaires. Lorsque des voyageurs désiraient prendre leurs repas dans la maison, une convention passée entre Mme Durand et un bon restaurateur voisin permettait de leur donner facilement satisfaction.

La propriétaire avait fait en sorte, dès l’arrivée de M. Terrick, de lui présenter M. Charfland ; les deux hommes s’étaient salués courtoisement, sans plus ; ils ne paraissaient pas se connaître.

Depuis, chacun avait mené une vie tranquille et aucun incident ne s’était produit.

La veille du jour de la découverte du crime, Mme Durand avait été obligée d’aller en banlieue chez de vieux parents malades ; partie à huit heures du matin, elle n’était revenue qu’à dix heures du soir ; en rentrant, sa bonne, Thérèse Vila, lui avait annoncé que la famille américaine, indisposée, n’avait pas bougé du salon de toute la journée.

La propriétaire ajoutait que lorsque sa domestique lui avait fait cette communication relative à ses principaux locataires, elle paraissait un peu hagarde ; mais comme cette façon d’agir la prenait de temps en temps, comme à une femme à nerfs trop sensibles, Mme Durand n’y avait pas attaché d’attention sur le moment.

Le lendemain matin, vers 8 heures et demie, Thérèse Vila entrait sans frapper chez la propriétaire ; en proie à une intense émotion, elle s’écriait :

« Madame, Madame ! ils sont tous morts dans le salon. »

C’était vrai ! Bouleversée par la vision horrible, la propriétaire faisait prévenir son autre locataire, tant elle avait besoin d’un appui dans un moment aussi tragique.

La bonne avait trouvé M. Charfland encore au lit ; il avait revêtu une robe de chambre et s’était précipité au salon. M. et Mme Terrick, les deux enfants, la gouvernante étaient affalés sur des sièges ; les mains, la tête glaciales attestaient que la mort avait fait son œuvre. M. Charfland, dominant son émotion, avait recommandé de ne rien toucher et de prévenir immédiatement le plus proche commissariat de police par téléphone ; puis il avait procédé à une toilette hâtive et était prêt lorsque le magistrat, accompagné de son secrétaire et de deux agents, était arrivé. Le commissaire s’était borné à mettre un agent de planton à la porte du salon pour que personne n’y entrât, un autre à la porte de l’appartement pour que personne ne sortît, et avait prévenu de suite le Parquet.

C’est à ce moment que le procureur de la République, qui s’était personnellement dérangé avec un médecin légiste, avait chargé M. de Landré de l’instruction de ce crime effroyable.

Lorsque les médecins commis à titre d’experts affirmèrent que la mort remontait à environ trente heures, le juge n’hésita pas à faire arrêter Thérèse Vila qui — de par ses déclarations à sa patronne — devait certainement avoir eu connaissance des faits, un jour au moins avant de les avoir signalés.

Malgré cette charge accablante, M. de Landré n’avait pu rien tirer de la pauvre fille qui, prostrée, jurait ne savoir rien du tout et ne se rappelait pas avoir parlé des victimes à Mme Durand, la veille de la découverte du crime. L’inculpée, paraissant d’une nervosité extrême, avait été examinée par des médecins spécialistes ; ceux-ci, tout en reconnaissant chez elle des tares héréditaires, avaient conclu à son entière responsabilité. Mais l’instruction ne pouvait rien tirer de là !

Charfland, interrogé à titre de témoin, disait ne connaître les victimes que pour les avoir aperçues une fois ou deux dans l’escalier où l’antichambre ; il avait donné de son temps un emploi dont la vérification, sans amener à des certitudes — il est si facile à un étranger de passer inaperçu dans la vie publique de Paris — ne permettait pas de mettre en doute sa déclaration.

Le juge avait immédiatement senti chez celui qui, pensait-il, pouvait le mettre sur la bonne voie, un véritable lutteur ; c’était un homme froid, incapable de se laisser aller à un mouvement de nerfs, maître de ses paroles comme de ses actes.

Sa prudence était telle, on sentait si bien chez lui la réflexion et le calcul avant de répondre à des questions même insignifiantes, la spontanéité était si exclue de tout ce que disait cet homme, que M. de Landré se disait : « Si cet individu est le coupable, ce sera difficile de le démasquer ; la lutte sera dure ! »