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Nounlegos

paquet de pièces à conviction d’autre part.

« Nous voici au lendemain matin, » déclare alors M. de Landré.

Les rideaux sont tirés, la lumière éteinte.

Charfland se rhabille et revêt les vêtements sortis de sa valise.

Il entr’ouvre la porte avec précaution et se place en observation :

« Il est huit heures, Mme Durand s’en va ; ses recommandations à la bonne prouvent bien qu’elle rentrera tard ! »

Le juge d’instruction prend à nouveau la parole :

« Messieurs, nous allons suivre Charfland dans ses pérégrinations. »

L’inculpé, les traits tirés par l’angoisse, hébété, car il ne peut expliquer par l’espionnage de la bonne la découverte de l’appareil modifiant son écriture, ne dit rien et, docilement, il accompagne ses gardiens, au milieu du groupe qui suit son sosie. Ce dernier, en passant devant la loge de la concierge de l’immeuble, remarque tout haut qu’elle est bien, à cette heure, dans l’escalier de service.

Sans hésitation, en prenant un chemin compliqué, Charfland arrive dans une rue assez animée et entre délibérément dans une allée située entre une maison de rapport sans boutique et un petit café. Il s’arrête dans la cour ; le juge explique aussitôt que, les assistants ne pouvant tous être témoins sur le lieu même de ce que va faire l’assassin, la scène sera reconstituée dans la cour.

Charfland recommence à monologuer : « C’est bien ce que j’avais prévu : à cette heure, la concierge n’est pas dans sa loge, le café n’a pas encore de clients. Personne ne remarquera mes allées et venues. Dirigeons-nous vers le lavabo qui — mon enquête est faite depuis longtemps — donne au fond de ce petit couloir. »

Le bandit, opérant alors comme s’il était dans le petit réduit, fait le geste de précipiter un à un les objets du crime dans la cuvette, puis tire la chaîne, en murmurant « Adieu, les pièces à conviction ! » il ôte ensuite son veston, puis, grâce à des agrafes habilement dissimulées, il fait deux plis dans le dos et lui donne la forme d’un vêtement pincé à la taille ; il augmente la longueur des revers que des parements de soie, dissimulés jusqu’ici dans la doublure, ornent bientôt ; il rabat les extrémités jusqu’alors relevées de son pantalon, change sa régate pour un nœud, s’ajuste une belle barbe noire en pointe et une moustache, met un lorgnon, pique une décoration à sa boutonnière ; de son pantalon, il retire un tube qui, déployé, forme une canne élégante ; il change ses gants bruns pour des gants jaune clair.

La métamorphose est l’affaire d’un instant. Elle est réussie ; malgré la teinte générale des vêtements restée la même, la silhouette est tellement transformée qu’il ne viendrait à l’idée de personne de rapprocher l’homme d’aspect calme, de démarche un peu lourde qui est entré, avec celui d’aspect élancé et élégant qui sort.

Charfland, par un itinéraire dont nous ferons grâce à nos lecteurs, mais qui dénote un plan longuement mûri d’avance, arrive jusqu’à un grand magasin de confections.

Avec un fort accent espagnol, il demande un pardessus léger ; il choisit une teinte grise très foncée, neutre, paie et s’en va, le pardessus sur le bras.

Le vrai Charfland commence à ne plus pouvoir se tenir sur ses jambes ; l’un de ses gardiens croit bien l’entendre murmurer « Qui donc m’a vu ? »

Mais ce n’est pas sur lui que les yeux sont fixés : le grand premier rôle accapare l’attention générale, sauf celle de M. de Landré qui examine sans répit l’inculpé.

La scène terminée, Charfland n’hésite pas plus qu’après les précédentes ; il prend délibérément une direction et amène tout le groupe dans un très grand café où l’heure de l’apéritif commence à créer du mouvement ; il s’assied à une table voisine de l’un des deux escaliers descendant au lavatory ; il commande une consommation qu’il règle aussitôt et dont il boit la moitié, puis, s’abritant en partie derrière un journal, fixe attentivement l’escalier.

Une femme en noir, tablier et bonnet blanc — la préposée d’en bas — apparaît et se dirige vers la caisse. « Vous remarquerez qu’elle en a l’habitude : c’est l’heure de sa causette, » prononce, pour les témoins, le bandit. D’une démarche naturelle, il se dirige vers les lavabos et mime alors la scène qui se passe dans un endroit plus discret : il se déshabille, retourne ses vêtements et apparaît vêtu d’un gris assez clair ; il change de nouveau de cravate, range sa canne, rentre ses gants, pétrit de ses mains son melon truqué et en fait un feutre mou fendu au milieu ; il retire ses postiches et étale une belle barbe grisonnante, se coiffe d’une perruque de même teinte, endosse le pardessus et, d’une allure légèrement claudicante — qu’il ne quittera plus tant qu’il aura cet aspect — il s’achemine vers l’autre escalier de sortie et retraverse le café, assez loin de la cais-