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Lectures pour Tous

L’inculpé reste songeur, absorbé, mais rien encore ne révèle son émotion.

Charfland quitte ses bottines et se chausse de légères pantoufles de feutre ; il va vers l’une de ses valises, ouvre un compartiment fermé à clef et en sort une sorte de trousse qu’il place sur la table ; il met alors des flacons, des tampons, une petite boîte, un masque-loup, dans les poches de son veston.

À la vue de ces préparatifs, l’inculpé est pris d’une sorte de tremblement qu’il parvient difficilement à maîtriser.

Charfland tire sa montre : « Il est dix heures, la vieille Durand dort ; les enfants et la gouvernante sont couchés, les deux Terrick sont en train de lire au grand salon ; allons, c’est l’instant. » Il ouvre la porte avec précaution et murmure avec satisfaction : « C’est délicieux un appartement de ce genre, aucune porte ne grince, les tapis épais étouffent partout les pas ! »

Il se dirige vers la droite et parcourt la galerie, guidé par le rais de lumière qui s’échappe de la porte du salon ; il tourne à droite dans le couloir et s’arrête devant la penderie ; il entre avec prudence et, s’éclairant d’une lampe électrique de poche, il monte sur un escabeau pour détacher l’un des deux fils aboutissant aux piles qui actionnent toutes les sonneries de l’appartement. On devine qu’il pense alors « On ne sait pas ce qui peut arriver. » Sorti de la penderie, il revient sur ses pas ; il reprend haleine devant la porte du salon, couvre son visage du loup et, avec des précautions infinies, fait tourner le loquet et pousse la porte ; aucun grincement ne se produit ; les témoins suivant l’acteur principal peuvent voir, réunie autour de la grande table éclairée par les lampes du lustre, toute la famille Terrick reconstituée par des personnes habilement travesties.

M. et Mme Terrick sont sur la gauche, en entrant, confortablement installés de grands fauteuils et lisent, lui, un journal, elle, un livre. Faisant face à la porte, les deux fillettes, à genoux sur des chaises, encadrent la gouvernante debout qui feuillette un grand album d’images.

Le malfaiteur est entré, sans que personne se soit aperçu de sa présence ; il murmure : « Ah ! je croyais n’en rencontrer que deux ici. » Mais comme la gouvernante lève à ce moment les yeux, il n’hésite pas, sort de sa poche une sorte de vaporisateur et d’un mouvement circulaire lance un jet de liquide sur le visage des cinq personnes présentes qui, sous l’effet du stupéfiant instantané, paraissent s’endormir ; la scène a été si rapide que l’on conçoit qu’un coup ainsi combiné et exécuté puisse réussir.

Charfland sort alors un tampon qu’il s’applique sur la bouche et sur le nez, ferme la porte, puis, aspergeant du liquide contenu dans un autre flacon un fort tampon, il applique celui-ci successivement sur le visage de Mme Terrick, des enfants et de la gouvernante ; il éteint l’électricité et ouvre une fenêtre ; au bout de quelques instants, on l’entend dire :

« C’est respirable, maintenant. »

Il ferme la fenêtre, rallume le lustre et se dirige près de M. Terrick qui semble dormir ; il le bâillonne ; lui attache les mains, puis les pieds avec des cordelettes. Il fouille dans la poche intérieure du veston et, radieux, en sort un carnet de chèques qu’il place sur la table à côté d’un nécessaire à écrire qu’il va chercher dans le petit salon.

Il épie les mouvements de sa principale victime : « Cela fait un quart d’heure, l’effet du stupéfiant va disparaître. »

Il tire alors un revolver d’une poche de son pantalon et dispose à portée de sa main son vaporisateur.

M. Terrick revient à lui ; en apercevant l’homme masqué, il fait un mouvement pour se lever, mais Charfland d’une main robuste le force à se rasseoir et, le revolver sous le nez, lui tient ce discours à voix basse :

« Terrick, vous êtes vous et les vôtres en mon pouvoir ; voyez vos voisins, ils sont chloroformés et incapables de quoi que ce soit ; vous, vous êtes bâillonné et immobilisé ; il est inutile d’essayer de me résister ; d’ailleurs, ce que je viens vous demander est bien peu de chose pour vous : vous allez simplement me signer un chèque de dix millions de francs sur l’Universel Crédit. »

L’interpellé, d’un mouvement brusque de la tête, répond « Non ! »

Charfland réplique :

— Moi, je vous dis que vous me le signerez et une petite lettre avec, pour me permettre de le toucher sans difficulté, ou sinon — et ses yeux deviennent menaçants — je vais procéder devant vous à l’exécution de votre femme et de vos enfants ; ce sera votre tour après ! Je vous donne dix minutes de réflexion ; dans dix minutes, si vous n’êtes pas disposé à me signer les deux petits papiers que je vous demande — bien peu de chose pour le milliardaire A. H. Terrick — vous aurez condamné les vôtres à la mort et je ne vous ferai pas grâce. J’ai dit. »

Froidement, Charfland s’installe sur un siège de l’autre côté de la table, sans quitter des yeux l’Américain, le revolver