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Nounlegos

jeu de l’opposition du ministère actuel. Soyez donc certain que je m’inclinerais sans discuter devant l’arrêt que vous venez de signer, si… »

Le procureur eut un soubresaut, mais le juge, sans s’en apercevoir, continua :

« Si je n’étais absolument certain de démasquer d’ici peu le coupable ; je viens vous demander un délai de quelques jours.

— Je le regrette, monsieur, c’est impossible.

— Pourtant, monsieur le procureur général, si je vous disais que je viens de connaître des faits nouveaux intéressant la cause et que ce délai que je vous demande est simplement celui qui m’est nécessaire pour procéder à leur vérification.

— Ce serait inutile, l’ordre signé sera exécuté.

— Mais si, pour vous donner une preuve de l’importance que j’attache à ces faits nouveaux, je vous donnais ma parole qu’au cas où je me serais trompé, c’est-à-dire au cas où, très prochainement, je n’arriverais pas à prouver la culpabilité de Charfland, ce n’est pas seulement le dossier que je vous rendrais, je vous remettrais aussi ma démission de juge ; avec cette démission, vous seriez à couvert vis-à-vis du Garde des sceaux ; alors ce court répit, vous pouvez bien me l’accorder.

— Impossible, » prononça sèchement le procureur général en se levant pour laisser entendre que l’audience était terminée.

M. de Landré blêmit. Ainsi, au moment même où allait aboutir cette longue instruction, où — il le sentait bien — il allait enfin pouvoir démontrer combien son intuition avait été exacte, il fallait, sous le poids d’une décision équivalant à une véritable disgrâce, se désintéresser de ce cas où il avait mis toute son âme.

Il se raidit et d’une voix contenue :

« Vous savez, monsieur le procureur général, si j’ai toujours été un fidèle serviteur de la justice ; depuis près de trente ans, je lui ai consacré toutes mes forces, toute mon intelligence. Vous savez bien que le juge de Landré n’a jamais commis une faute, n’a jamais condamné un innocent, n’a jamais traduit que des coupables devant les tribunaux.

« Eh bien ! au nom de ces trente années d’honorabilité et de services dévoués, au nom de la justice que je prétends servir du plus profond de mon âme, accordez-moi, monsieur le procureur général, ce délai de grâce que… cela va vous étonner… j’implore ! »

Le procureur un peu ému, sachant combien ce qu’il entendait était vrai, se taisait…

Dix heures sonnèrent… de Landré sursauta…

« Monsieur le procureur général, le chef de la Sûreté m’attend dans mon bureau ; je dois faire avec lui une opération de la plus haute importance relative à l’affaire Charfland ! De grâce, attendez mon retour dans deux heures… et je vous apporterai une preuve indiscutable…

« Vous garderez par devers vous cet ordre de dessaisissement, oui, oui, deux heures seulement… Si la vérité n’éclate pas… que Dieu m’écrase ! »

Et, en proie à une véritable exaltation, M. de Landré sortit comme un fou…

Le procureur une fois seul réfléchit…

« Allons, je puis bien attendre jusqu’à midi ! »

Et du dossier qu’il allait passer à ses bureaux, il enleva l’ordre relatif à l’affaire Charfland.

À midi un quart, l’huissier entra :

« Monsieur le procureur général, c’est le chef de la Sûreté qui demande à vous parler d’urgence.

— Qu’il entre ! »

Le haut personnage parut ; il était encore sous le coup d’une émotion profonde qui ne pouvait échapper à l’œil exercé du magistrat :

« Monsieur le procureur général, je suis envoyé par M. le juge d’instruction de Landré qui vous prie — vous supplie — de bien vouloir m’accompagner. Je ne puis vous en dire davantage, mais, je vous en donne ma parole, vous ne regretterez pas votre déplacement. J’ai un taxi qui m’attend à la porte. »

Quelque peu intrigué, l’interpellé répondit, après une courte hésitation « Je vous suis. »

Les deux hommes montèrent dans la voiture, dont le moteur n’avait pas été arrêté ; le chef de la Sûreté lança ces mots au chauffeur : « D’où nous venons. »

Pendant le court trajet, le silence régna dans la voiture. Lorsque celle-ci s’arrêta, le procureur descendit et, levant les yeux, s’aperçut qu’il était devant la « Caisse des dépôts et consignations ».

« Qu’est-ce que cela peut signifier ? » se dit-il.

Docile, il suivit le chef de la Sûreté qui se mettait à ses ordres.

Dans un petit salon, les nouveaux arrivés rejoignirent M. de Landré, porteur d’un gros paquet et accompagné d’un greffier et de