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Lectures pour Tous

Il y avait pensé certes, mais de par ses connaissances physiologiques, de par ses multiples observations sur lui-même, il était arrivé à l’absolue conviction que les sièges des diverses pensées étaient absolument dans les mêmes endroits chez tous les individus. Les circonvolutions n’étaient certes pas de mêmes dimensions chez tous, mais, dans chacune d’elles, les cellules actives pour une certaine idée étaient toutes à la même place relative. Il se trouvait donc certain d’avance de pouvoir lire dans n’importe quel cerveau humain, peut-être pas, dès le début, aussi vite que dans le sien, à cause des proportions : mais il savait aussi que peu d’hommes étaient capables de remuer autant de pensées que lui et qu’ayant, en somme, commencé par le livre le plus ardu et le plus complexe, les autres, plus simples, ne l’embarrasseraient pas.

À ce moment, il voulut mettre sa science à l’épreuve sur un tiers.

Il hésita quelque peu, car il voulait être assuré de la plus grande discrétion.

D’un autre côté, il désirait que cette intervention expérimentale ne fût pas sans utilité.

Une manchette formidable : « Un scandale judiciaire », attira un jour son attention ; il parcourut l’article qui résumait la fameuse affaire : il en conclut rapidement qu’il pourrait peut-être trouver là le terrain de l’expérience qu’il souhaitait.

Le lendemain même, il se présentait au juge d’instruction M. de Landré ; nos lecteurs savent ce qui s’ensuivit.

M. de Landré se précipita sur le manuscrit que venait de lui remettre Nounlegos et se plongea dans cette lecture.

Sa physionomie reflétait les impressions qu’il ressentait, il exultait… puis il se calma, réfléchit, recommença la lecture et prit des notes. Rangeant le manuscrit et ses feuilles, il téléphona à la Sûreté et sortit vers huit heures du soir ; il y avait onze heures qu’il n’était pas sorti de son cabinet ; il n’avait absorbé pour tout aliment que le verre de porto pris en compagnie de Nounlegos et de… Charfland !

Mais son estomac ne réclamait rien ; il rentra chez lui surtout pour rassurer les siens, dîna rapidement, revint à son bureau et rédigea une série d’ordres de missions.

Vers 11 heures, le chef de la Sûreté, prévenu, se présenta.

Les deux hommes délibérèrent pendant deux heures et sortirent ensemble ; en se séparant, le juge répéta :

« C’est bien convenu, n’est-ce pas ; les diverses missions commenceront à opérer à la première heure ; chacune ignorera complètement les autres ; je compte sur vous à 10 heures pour exécuter ensemble la plus importante sur laquelle je ne vous ai encore donné aucun renseignement ; j’espère un beau succès. À demain. »

La matinée suivante, M. de Landré était au travail de bonne heure dans son cabinet.

Vers 9 heures, la sonnerie du téléphone retentit :

« Allo ! Monsieur le juge d’instruction de Landré.

— C’est moi.

— Je suis du secrétariat du parquet et suis chargé de vous transmettre l’ordre de vous présenter de suite chez M. le procureur général.

— C’est bien, j’y vais ! »

La conversation terminée, M. de Landré pensa amèrement qu’au lieu d’user de la formule habituelle « M. X… est prié de passer chez », on venait de lui donner un ordre.

« Le procureur général a pris une décision ! pensa-t-il. Il n’était donc que temps ! »

Il ne se trompait pas. Introduit chez le procureur, celui-ci, au lieu de venir à lui la main tendue, comme il en avait l’habitude, resta sur son fauteuil.

« Monsieur, lui dit-il, vous n’avez pas tenu compte des nombreuses indications qui vous ont été données au sujet de l’affaire Charfland ; l’opinion publique considère ce dernier comme un innocent, le monde parlementaire s’agite.

« Appelé d’urgence hier soir chez le Garde des sceaux, j’ai été obligé de reconnaître avec lui qu’une mesure s’imposait pour arrêter un scandale dont le prestige de la Justice n’aurait qu’à souffrir.

« En conséquence, je vous avertis que je viens de signer — et il montrait une grande feuille à en-tête du Parquet — votre dessaisissement de cette affaire au profit de votre collègue M. Laumier ; ce matin même, vous lui passerez tous vos dossiers ! »

Un peu abasourdi par cette décision et surtout par la façon un peu brutale dont elle lui était signifiée, M. de Landré se reprit vite ; n’était-il pas à la veille de confondre enfin le coupable ?

« Monsieur le procureur général, vous savez combien je reste toujours persuadé de la culpabilité de Charfland ; je comprends, vu l’absence de preuves certaines, l’émotion de l’opinion publique ; je comprends également que cette affaire puisse profiter au