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Nounlegos

Il fit un appareil grâce auquel ses yeux purent voir son cerveau et il le munit de dispositifs optiques permettant un agrandissement considérable.

À partir de ce moment, c’est avec la tête entourée d’un véritable carcan que l’homme prodigieux passa tout son temps.

Au début, sa tête préoccupée de tant de choses, avide de deviner, d’observer, était pleine de pensées confuses ; il ne pouvait distinguer, dans la matière grise des hémisphères cérébraux, que des mouvements rapides, des sortes de renflements et contractions dans tous les sens, sans rapport entre eux… un véritable chaos !

Il comprit qu’il devait, avant tout, dominer sa propre pensée, obliger sa tête à un repos absolu en mettant le carcan puis, en place pour l’observation, s’efforcer de ne penser qu’à une seule idée simple : « Je regarde », par exemple.

Quand il commença cette expérience, il crut noter quelque chose et, son cerveau reprenant alors inconsciemment son activité, les ondulations multiples recommencèrent à agiter les cellules.

À de multiples reprises, il recommença, obligé à des efforts inouïs pour maîtriser sa pensée ; enfin il arriva à une certitude : chaque fois qu’il pensait « je regarde », un petit mouvement (que les phénomènes accessoires dont l’éclairage permettait l’examen, traduisaient par une sorte de petit renflement) se produisait en un point précis de l’une des circonvolutions dont le rôle n’avait jamais encore été défini.

Ce jour-là, Nounlegos, heureux, se déclara : « Je réussirai ! »

Pour éviter toute confusion entre les phénomènes physiologiques de la pensée même et ceux qui se produisent pour commander aux nerfs les fonctions les plus importantes de la vie, il s’astreignit à l’étude détaillée de ces derniers, arrivant à préciser d’une manière absolue les sièges d’où dépende le mécanisme respiratoire, qui règlent l’action du cœur, les incitations motrices, les forces coordinatrices des mouvements, etc…

Puis, à sa première pensée « Je regarde », il en substitua d’autres aussi simples et parvint à noter indiscutablement le genre de phénomène et l’endroit où il se produisait, correspondant à chacune de ses pensées. Il arriva ainsi à pouvoir saisir dans son propre cerveau la manifestation d’une série de pensées simples qu’il considéra comme un alphabet initial.

La méthode qui devait le conduire au résultat cherché se précisait donc. Il l’appliqua pendant vingt-cinq années et, à force de volonté et de patience, son génie arriva à fixer la manifestation physiologique dont le cerveau était le siège, lorsqu’une pensée concrète ou abstraite le traversait, qu’elle ait rapport à un objet, à un fait ou à une abstraction ; en combinant petit à petit plusieurs pensées, il put lire rapidement et simultanément les diverses pensées émises. Il arriva même à distinguer les idées se rapportant au passé, celles relatives au présent, celles relatives à l’avenir, celles pour lesquelles la situation était indépendante du facteur temps, et même à discerner si la pensée lue était neuve ou ancienne dans le cerveau. Il avait en effet remarqué que l’amplitude des phénomènes produits était fonction de leur ancienneté ; c’est-à-dire que là où les cellules mises en mouvement — car c’est à un véritable mouvement tourbillonnaire qu’il attribuait les dits phénomènes — vibraient relativement peu lorsqu’elles étaient mises en action pour la première fois (c’est-à-dire quand la dite pensée intéressait pour la première fois le cerveau) et que l’amplitude de ces vibrations augmentait avec le temps séparant le phénomène observé de l’époque où, pour la première fois, ce phénomène s’était produit. Il était arrivé à cette curieuse constatation en se servant, comme jalons, des souvenirs de son immense érudition, se rappelant avec précision les époques où il avait appris telles et telles choses.

La pensée est rapide, chacun le sait ; aussi, pour réussir à la noter au fur et à mesure de son émission, fut-il obligé d’imaginer, non un alphabet, mais une véritable écriture nouvelle où un simple signe équivalait à une longue phrase courante.

Il pouvait observer et noter, au moyen de ses hiéroglyphes, tout en laissant la liberté absolue à sa masse cérébrale d’évoluer à son aise ; ainsi lui arrivait-il, après avoir lu un article par exemple, de se mettre dans son appareil, pour noter, par l’intermédiaire de ses yeux et de sa main, les réflexions que la lecture lui avait suggérées.

Il lui fut possible ainsi de saisir des phénomènes non encore observés ; grâce à sa méthode de sérier alors le travail de son cerveau, il arrivait à les analyser comme les autres et à enrichir ainsi l’espèce de dictionnaire mystérieux où il consignait le « langage du cerveau ».

Alors qu’il atteignait une soixantaine d’années, rien d’indéchiffrable pour lui ne se passait dans son propre cerveau.

Chose curieuse, jamais il n’avait jusqu’ici observé un autre cerveau.