Page:Bigot - Nounlegos, 1919.djvu/15

Cette page a été validée par deux contributeurs.
553
Nounlegos

fut installé à Paris, avec toutes les recommandations d’usage. Les succès continuèrent : le jeune étudiant enleva brillamment tous ses examens dans le minimum de temps. Il venait d’être reçu le premier au concours des internes des hôpitaux lorsque ses parents moururent.

Mis au courant par le notaire de sa famille de sa situation exacte, qui était fort belle, il répondit simplement :

« Je vais pouvoir travailler. »

Alors commença une période d’études intenses qu’un cerveau hors de proportion avec ceux de l’époque pouvait seul supporter et assimiler.

Interne des hôpitaux, une fois au courant d’un service, il demandait à changer ; sa valeur était si réelle, ses professeurs la reconnaissaient si bien qu’en peu de mois ils n’avaient plus rien à lui apprendre.

Mais il ne se préoccupa plus d’examens ; pressé de préparer une thèse qui lui aurait conféré le doctorat, il répondait : « J’ai autre chose à faire. »

Sachant tout ce que la Médecine pouvait apprendre, il s’acharna sur les sciences ; après s’être assuré un solide fond de connaissances mathématiques, physiques, chimiques, naturelles, il suivit, en s’en jouant, des cours spéciaux embrassant toutes les connaissances scientifiques actuelles ; il alla même passer quelques mois dans les Universités de province et de l’étranger où, d’après des indications, il pouvait trouver des aperçus nouveaux, un avant-goût de ce que serait la Science de demain.

L’esprit admirablement meublé, il entreprit alors de faire, en qualité d’aide, des stages dans les plus importants laboratoires de recherches du monde ; lorsqu’il était au courant des travaux de l’un, il allait à un autre, refusant les offres les plus avantageuses et flatteuses que les savants — reconnaissant en lui un homme d’élite — lui faisaient pour l’attacher comme associé scientifique à leurs études.

À trente ans, il savait, et savait bien, ce que l’ensemble du monde scientifique connaissait ; par les revues d’ordre supérieur, il se tenait au courant des recherches en cours et, souvent, pronostiquait, d’après les résultats d’essais, ce que seraient les suivants, ce que seraient les résultats finaux.

En dehors des études, la vie n’avait, pour ainsi dire, pas prise sur lui.

Il habitait au centre du quartier des étudiants, dans une petite rue de la rive gauche, un appartement comportant une petite chambre et un grand bureau où les livres et les brochures se multipliaient chaque jour.

La concierge de l’immeuble s’occupait de son modeste ménage. Il prenait en général ses repas dans un restaurant convenable, non par amour du luxe ou l’attrait de la bonne chère, mais parce qu’il y trouvait la tranquillité lui permettant de continuer en son esprit les spéculations élevées dont il s’occupait ; il avait fui les restaurants modestes, à cause du bruit de la jeunesse folâtre qui les fréquentait. Il n’avait pas d’amis ; les frivoles s’écartaient instinctivement de lui, ils ne le voyaient pas ; mais des jeunes gens sérieux, attirés par son intelligence, avaient essayé d’entrer en relations suivies avec lui ; sans brutalité, en s’abstenant de répondre aux avances qu’il paraissait ne pas remarquer, il avait découragé toutes les bonnes intentions.

C’est à trente ans, avons-nous déjà dit, qu’il considéra ses études comme terminées ; au point de vue scientifique, il n’avait plus rien à apprendre et, pour lui, commençait l’ère des recherches.

C’est à ce moment que cet homme si instruit fit les démarches nécessaires pour changer son nom de famille.

Par le nom qu’il prit, il eut la hardiesse de définir le problème inouï qui agitait son intelligence supérieure : Nounlegos, du grec voύv (noun), pensée, et λεyω (lego), je lis ; et ce fut là, la première manifestation de son génie naissant.

Ce changement de nom obtenu, il se rendit dans sa ville natale, où on ne l’avait pas revu depuis la mort de ses parents ; il réalisa toute sa fortune, la plaça en valeurs de tout repos et la fit déposer chez un banquier parisien.

Après quelques visites dans la banlieue de Paris, il acheta, à Bondy, un pavillon, isolé dans un grand jardin, et situé en dehors de l’agglomération.

Il consacra une somme importante à l’aménagement d’un laboratoire de premier ordre, installa une vieille servante directrice de son ménage et commença à travailler.

Sa vie fut désormais celle d’un reclus ; son laboratoire l’absorbait douze, quinze et vingt heures par jour. Il ne sortait que pour venir à Paris, afin d’y suivre la construction et d’y prendre livraison d’appareils bizarres dont il faisait lui-même les plans.

Sa porte était irrémédiablement condamnée à tout visiteur ; il occupa pendant quelque temps la curiosité des habitants de Bondy qui, en prenant enfin leur parti, le laissèrent à ses chimères en le traitant d’original.