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Lectures pour Tous

s’ébranle, les Français, les Anglais, les Américains, les Italiens, les Serbes et les Grecs foncent en avant, réduisent à néant les rares résistances d’un ennemi complètement démoralisé ! Que s’était-il donc passé ?

Trois jours après la dernière réunion de ceux qui allaient sauver le monde civilisé, le général von Schünburg arrivait essoufflé à la gare de Nuremberg juste à temps pour prendre le train se dirigeant vers l’Ouest.

Après avoir fait expulser les occupants d’un compartiment qui lui convenait et rabroué ses employés qui ne lui paraissaient pas suffisamment empressés auprès d’un personnage de sa condition — il commandait un corps d’armée — il s’installa ; puis, l’air soucieux, il tira de sa poche deux télégrammes officiels et les relut attentivement. Que cela pouvait-il bien signifier ? Ces deux missives émanées l’une de son commandant d’armée au front, l’autre du ministère de la Guerre, lui enjoignaient l’ordre d’avoir immédiatement à rejoindre son poste, « vu les circonstances extraordinaires ». Il avait donc été obligé d’interrompre sa permission, quoiqu’il ne fût arrivé que la veille à Nuremberg. Très tyrannique avec ses subordonnés, il était, comme tous les officiers prussiens, d’une discipline absolue vis-à-vis de ses supérieurs ; il ne maugréait donc pas contre l’ordre qui le privait des distractions qu’il s’était promises, mais il était préoccupé du motif qui l’avait provoqué. Quelles pouvaient bien être ces circonstances extraordinaires invoquées ?

Le train s’arrêta dans une petite station qu’il aurait dû brûler. Penché à la portière, von Schünburg put voir qu’un homme agité, faisant de grands gestes, parlait au mécanicien de la locomotive. Il allait envoyer aux nouvelles, quand le train reprit sa marche à une allure très réduite qu’il conserva.

Le général, la conscience tranquille, se cala dans un coin et peu de temps après s’endormit. Soudain un choc le réveille, le train s’est arrêté brusquement. Cette fois le général descend ; si le mécanicien n’a pas été prévenu qu’il avait l’honneur de conduire un commandant de corps d’armée, il va le lui rappeler en termes énergiques.

Autour de la machine il y a un cercle formé des employés du train et de quelques voyageurs.

La locomotive est déraillée ; l’accident a été provoqué par la rupture de rails qui sont fendus sur plusieurs mètres de longueur.

Grâce à sa faible vitesse, la machine n’a pas été loin, elle a tracé son sillon dans le balastre et s’est arrêtée contre un rail de la contre-voie qui, fait remarquer quelqu’un, s’est, sous le choc, fendu sur plusieurs mètres. La machine obstrue les deux voies ; la circulation est certainement interrompue pour plusieurs heures.

Le chef de train informe les voyageurs qu’une station n’est qu’à trois kilomètres et que le plus simple est de la rejoindre à pied ; là on pourra télégraphier pour qu’un train soit formé et vienne prendre les voyageurs en panne. Von Schünburg aperçoit des figures hâves qui le dévisagent et qui pourraient, en exhalant leurs plaintes de gens qui ne mangent pas à leur faim, attenter à la dignité du haut grade qu’il représente. Il se contient donc et, répondant au salut que depuis un instant lui adresse, figé dans la position réglementaire, un jeune officier à l’allure prétentieuse, autorise celui-ci à se joindre à lui pour atteindre la station annoncée.

À la station, c’est un brouhaha extraordinaire ; l’affolement a gagné le personnel de la gare ; il y a de quoi : aucun train n’est passé depuis une heure ; le dernier arrivé a déraillé en s’arrêtant, les rails s’étant tordus et brisés sous la locomotive au moment où le mécanicien serrait les freins à bloc ; il faut croire même que le choc avait été rude et avait brisé les roues, car peu de temps après, celles-ci avaient cédé et la machine s’appuyait maintenant sur le sol par une partie de son mécanisme et de ses essieux.

Le général était allé directement chez le chef de gare ; s’autorisant de son grade, exhibant même ses deux télégrammes, il avait ordonné impérativement que l’on forme immédiatement un train. Le chef de station avait levé les bras au ciel en signe de désespoir ; toutes les dépêches qu’il avait captées étaient incompréhensibles ; elles parlaient de trains déraillés, de catastrophes, mais rien de précis ne s’en dégageait, sinon que la circulation ferrée paraissait complètement arrêtée.

De plus, les communications télégraphiques étaient successivement coupées sans qu’il fût possible d’en déterminer la cause. À l’instant même on venait de l’informer qu’à l’importante gare de marchandises créée pour le service de la grande usine de munitions dont sa petite ville avait été honorée en 1915, des phénomènes extraordinaires se produisaient : les rails disparaissaient et les wagons s’effondraient.

Von Schünburg, exaspéré par ce verbiage qu’il attribuait à un accès de folie provoqué, sur un cerveau faible, par l’annonce d’un vulgaire accident de chemin de fer, envoya l’officier qui l’accompagnait requérir en son nom les éléments nécessaires pour former