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de guirlandes de fleurs, dont les pétales, malgré leur court séjour dans cette maison, tristement se rétrécissent, vous annonçant dans leur muet langage que la mort vous guette, car là où les fleurs ne peuvent vivre, là où l’air ne contient que l’azote, le carbone, sans une quantité suffisante d’oxygène, indispensable à la vie, l’homme doit vite y périr ; le tombeau qu’il habite volontiers sur la terre le mènera rapidement au tombeau que tous les humains redoutent d’aller habiter.

Singulière anomalie l’être le plus avare de ses biens, est celui qui les jette le plus inconsciemment à pleines mains loin de lui ; ne comprenant pas que la véritable richesse ici bas c’est la santé ; sans elle rien ne vous réussira dans le monde ; la goutte d’eau apportée à vos lèvres au milieu du désert, au moment d’agonie, vous sera mille fois plus utile que tout l’or du Pactole !

Monsieur X… faisait la grimace devant son succulent repas, tant la dyspepsie rongeait son estomac ; il ressentait une colère envieuse au fond de lui-même en se rappelant le bonheur joyeux qu’il venait d’entrevoir dans une maisonnette, où tous les membres d’une famille, assis autour d’une large table bien garnie, mangeaient, chantaient, riaient, les éclats de rires des petits et des grands, montaient avec les lumières des bougies, ornant le gâteau de Noël, vers la nue, comme un pur encens, remerciant le Seigneur de leur donner une joie si sincère. Ils avaient tous assisté à la messe du Christ, et au fond de ces cœurs honnêtes et bons se continuait l’alleluia chanté à l’église.

Monsieur X… dégoûté, sonna son domestique, voulant, en avalant une bouteille de son fameux vin de Bordeaux, qu’il ne garde que pour lui, oublier ses ennuis, car son isolement à cette heure est profond ; sa femme est morte de phtisie faute de bien-être, sa fille l’a quitté le jour où il a voulu la séparer de celui qu’elle aimait ; parce qu’il ne possédait aucune fortune. Contre son gré elle l’a épousé et puis suivi là-bas ; le mari a péri au champ des Bayonnettes à Verdun, où cinquante-deux français furent engloutis par un obus allemand ; seules les pointes des bayonnettes restèrent droite à travers le sol, et sa femme, affligée chaque jour, depuis lors, va à la Chapelle ardente, poser une couronne de fleurs à la mémoire de celui qu’elle pleure, qui n’a pas même pu être reconnu dans ce monceau de cadavres !!

Un long personnage avec une tête longue, des bras longs, des jambes longues s’avance ; faisant avec ses longs pieds des pas rythmés d’automatique ; on voit qu’il a reçu des ordres formels de ne pas glisser sa marche, afin de préserver le plus possible le moelleux tapis, où les mites, se riant du maître, ont déjà laissé leurs cartes. Le domestique apporte la bouteille.

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